Bien avant la survenance de la disparition de Sly Stone, le 9 juin dernier, j’avais déjà dans l’idée, cette année, d’écrire quelque chose sur lui. Plus exactement sur le collectif Sly and the Family Stone. Je saisis souvent les opportunités que nous offrent les anniversaires, heureux ou funestes. Or, l’année 1975 constitue une rupture pour le collectif de Sly Stone. C’était là le prétexte…
Les groupes, y compris les meilleurs, ne sont pas éternels. Ils durent le temps que la patience des uns et des autres leur accorde. A moins que la lassitude d’un public autrefois fidèle n’ait raison de leurs efforts. Il y a, quoiqu’il en soit, dans cette nature éphémère du groupe musical, une logique imparable ; un groupe n’est pas seulement un lieu au sein duquel on conçoit de la bonne ou de la mauvaise musique. Il est avant tout une petite société où il faut parvenir à continuer à s’aimer. Ou il faut trouver la force de rester ensemble. Ou chacun doit pouvoir trouver sa place, si exiguë soit-elle. De ce point de vue, Sly and the Family Stone est un cas d’étude anthropologique à lui seul. Dès le début des années 70, le groupe est fortement perturbé par les dissensions. Les frères Stone et le bassiste Larry Graham trouvent le moindre prétexte pour exposer leurs désaccords sur le champ de bataille de leurs grosses névroses. Au-delà de ces questions d’ego, relativement communes voire banales au sein d’un groupe de musiciens, trop souvent les uns sur les autres, d’autres pressions s’accumulent sur le groupe. Le label Epic est par exemple avide de capitaliser sur l’accroissement de la notoriété du collectif après sa participation à Woodstock. L’album Stand!, sorti en 69 est un beau succès commercial. Mais le label pense que le collectif peut aller plus loin, décrocher des disques d’or peut-être. Il trouve légitime en ce sens d’exiger des têtes pensantes du groupe des productions susceptibles de plaire au plus grand nombre. Cette volonté d’ouverture n’est, tout au contraire, pas du goût de certains collectifs afro-américains militants qui voient d’un mauvais œil la composition multiraciale du groupe. Le batteur Gregg Erico, le saxophoniste Jerry Martini et le manager de la bande, David Kapralick sont directement ciblés. Les représentants des Black Panthers eux-mêmes exigent le renvoi de ces blancs-becs et un roster 100% noir. Pour ne rien arranger, la consommation de drogues des membres du groupe explose, dans la foulée d’un déménagement inopportun sur la côte ouest. Il faudra en conséquence 2 années à Sly and the Family Stone, dont la créativité est amoindrie par la cocaïne, pour enfin accoucher d’un nouvel album. There’s a Riot Goin’ On est certes une pièce de maître : mais cet album n’a plus rien de commun avec l’approche positive et fiévreuse qu’avait le groupe à ses débuts. Sly Stone gratte ses plaies et les expose sans pudeur. Sa musique est plus inventive ; mais elle a désormais aussi ce quelque chose de sombre, d’inquiétant, de boueux.

Je me souviens assez clairement de ma découverte de ce disque. Tout particulièrement du titre Spaced Cowboy : délire improbable conjuguant le yoddle second degré d’un garçon-vacher camé jusqu’à l’os et une approche funk carrément radicale. A dire vrai, je ne pensais pas que cette improbable synthèse fut non seulement possible mais même autorisée. Je n’avais jamais entendu quelque chose de similaire. Et je ne crois pas avoir entendu quoi que ce soit d’aussi téméraire depuis. Quelque chose venait en l’espèce directement s’attaquer à mes préjugés et les faisait voler en éclats sans annonce préventive. Peut-on aimer d’emblée une musique qui violente aussi directement vos certitudes ? Autant le dire tout de suite ; ce ne fut pas mon cas. Dans un premier temps, je n’écoutai donc There’s a Riot Goin’ On qu’une petite poignée de fois avant de le mettre de côté. Entrer dans le monde de Sly Stone, c’était un peu comme débarquer dans le monde des adultes après n’avoir écouté que d’aimables chansonnettes. Et je n’étais pas bien certain d’apprécier l’envers du décor.
A l’écoute de There’s a Riot Goin’ On, on peut se poser une question : est-ce là encore l’oeuvre du collectif de Sly Stone ou une oeuvre de Sly Stone sur laquelle il a fini par convoquer les membres de son groupe ? Histoire de commanditer les finitions. La question peut sembler anecdotique : après tout, la musique est bien là, telle qu’elle est, disponible à l’écoute. Qu’est-ce que ça peut bien foutre qu’elle soit le fruit d’une entreprise personnelle ou collective ? Cette question est pourtant tout sauf anecdotique, ne serait-ce que parce qu’elle évoque le centre nerveux d’une bascule créative. Pour confectionner son matériau, Sly Stone se bricole un petit studio pour misanthrope au sein des Plant Studios. Les jours où il rechigne à sortir sa carcasse de son cocon, il a recours à la petite installation qu’il s’est aménagée dans un recoin de sa villa de Bel Air. Il s’arme de synthétiseurs, de boites à rythme, de claviers divers, de guitares, d’une basse. La plupart des parties chantées, il les enregistre allongé sur son lit, avec un microphone sans fil. Pour contrebalancer le côté déshumanisé de la boite à rythmes – instrument certes pratique mais dont l’anormalité égratigne les oreilles – il double lui-même certains rythmes à la batterie. De temps à autre, il rameute tout de même certains membres du groupe pour fignoler les prises. Ils se plient du reste aux appels du maître sans trop se plaindre. Sans doute ont-ils compris que Sly Stone a besoin d’exorciser ses démons. Sans doute ont-ils compris qu’il n’était pas tout à fait l’un des leurs, du haut de son génie. Il fait aussi appel à l’extérieur : à Billy Preston, Ike Turner ou encore Bobby Womack. Le constat semblera peut-être contre-intuitif, mais en construisant méthodiquement l’ensemble des morceaux de cet album, dans le confort d’une solitude chimique, Sly Stone propose une musique qui semble tout aussi pleine que vide. Une musique sous sourdine en quelque sorte. C’est là sa révolution. Une révolution sonore à l’étouffée qui laisse à l’oreille la liberté de voyager à l’intérieur d’une sorte de silence organisé. Comme un œil au cœur (ou à la marge) d’une peinture géante. Plus encore que la qualité de ses compositions, c’est sa manière de penser le son qui fait basculer la musique dans tout autre chose ; un peu plus d’une décennie plus tard cette conception toute particulière du son servira clairement de support de réflexion à Prince dans le cadre de l’enregistrement de 1999. Les révolutions s’étirent. Elles sont des instruments pour tous ceux qui conçoivent toujours l’ambition d’aller plus loin.
Ce n’est pas le cas de toutes les révolutions mais celle-ci est couronnée de succès. L’album atteint le première place du classement des ventes d’album, que ce soit dans la catégorie reine (tout genre confondu) ou dans la catégorie soul. Sur l’ensemble de l’année 1971, There’s a Riot Goin’ On est le 45e album le plus vendu. Les ventes internationales sont moins spectaculaires mais Sly Stone a transformé son essai ; même s’il est rien moins que certain que le marketing ait guidé son entreprise.
Quelques années plus tard, il n’est pas certain non plus que Sly Stone ait bien digéré le succès. Comme a pu le dire Questlove (le batteur de The Roots), il rejoint la longue liste de musiciens noirs bousillés par le succès qui se sont empressés de se saborder eux-mêmes de peur, peut-être, que quelqu’un d’autre ne le fasse à leur place. Le groupe périclite lentement. Début 72, le saxophoniste Jerry Martini manque de prendre la poudre d’escampette mais décide de rester. Un peu plus tard, la même année, Larry Graham prend une décision plus ferme et définitive. Après une bataille rangée entre son entourage et celui de Sly Stone, il claque la porte sans se retourner. Le Graham Central Station est né sur les cendres de cette brouille ultime. Il a tout de même trouvé le temps de se retrouver sur quelques pistes de l’album Fresh qui sort en juin 73. Un disque épuré parfois jusqu’à l’os qui dégouline de style. Un an plus tard, lui succède l’album Small Talk. Un disque plus erratique sur lequel Sly Stone livre toutefois quelques splendeurs, à l’image du morceau Mother Beautiful.
Sur scène, le groupe n’est même plus l’orteil de la machine éruptive qu’il était lorsqu’il offrait des concerts mémorables à des spectateurs qui, en 69, n’en revenaient toujours pas en rentrant chez eux. Il n’est alors pas rare que l’un des membres se fasse porter pâle. Qu’un autre s’évanouisse en coulisses. Que Sly Stone se pointe avec plus d’une heure de retard sur le planning, et ne joue qu’une petite trentaine de minutes. En janvier 1975, le groupe doit se produire au Radio City Music Music Hall : environ 6000 places en version assise (ce qui en fit longtemps le plus grand théâtre couvert du monde). A quelques minutes de l’heure prévue pour le concert, la salle est loin d’être comble. Les versions diffèrent ; elle est aux deux-tiers vide, à moitié pleine. Peu importe, il n’y a rien de plus triste qu’une salle qui expose ainsi des zones désertes d’êtres humains. Quand Sly Stone se décide à monter sur scène, il a une heure de retard. Le groupe joue (médiocrement) une quarantaine de minutes avant de déguerpir. Même les huées qui s’ensuivent semblent manquer de conviction. Le 18 janvier 1975, le New York Times essaie de ne pas trop avoir la dent dure mais expose au grand jour la faillite collective :
« Le groupe Sly and the Family Stone, visiblement déconnecté des réalités de la crise, a organisé huit concerts au Radio City Music Hall, d’une capacité de 6 000 places. Le concert d’ouverture de jeudi soir a attiré officiellement 1 100 spectateurs, et la salle semblait moins remplie que cela. Certes, il est difficile de se projeter au sein du Music Hall et de son acoustique caverneuse. Et la tâche a certainement été rendue plus difficile encore par la pauvreté de l’audience ou par les décors ringards du lieu. Et il faut admettre que le groupe de Sly sonnait plus net que lors de certaines de ses propres performances passées ici ou que le groupe d’ouverture mièvre et turgescent, Kool and the Gang. Mais cela n’excuse pas l’indifférence générale du groupe. Le concert, initialement prévu à 20 heures, a finalement débuté à 20 h 45. Kool and the Gang a terminé son set à 21 h 30. Sly est arrivé une heure plus tard, a joué 45 minutes et, à part quelques huées solitaires, c’était tout. Le pire, c’était la qualité de la musique elle-même. Il n’y a pas si longtemps, Sly était l’une des figures les plus passionnantes et marquantes de la pop américaine. Mais aujourd’hui, il se livre à des reprises fades de ses plus grands succès, ignorant ses œuvres les plus récentes, submergeant l’énergie collective de son groupe sous un ego débile. Il serait facile de rejeter Sly d’emblée. Mais le souvenir de ce qu’il était autrefois rend plus triste qu’en colère. »
Un seul mauvais concert n’a sans doute pas eu la peau à lui seul du groupe de Sly Stone. La tristesse d’une audience qui n’avait même pas vraiment la force d’en vouloir à des musiciens qui l’avaient autrefois rendue heureuse, celle qu’exprime John Rockwell dans sa brève chronique pour le New York Times, voyageaient aussi sans doute dans les globules des musiciens eux-mêmes ; de Freddie Stone qui rejoignit le nouveau groupe de Larry Graham, avant de se consacrer à des activités religieuses (qui sont encore aujourd’hui les siennes, dans sa ville natale de Vallejo) ; de la chanteuse Rose Stone qui quitta le groupe elle aussi, sans doute poussée par son mari, Bubba Banks, pour enregistrer un album dispensable du catalogue de la Motown. Quand Sly Stone sort l’album pied-de-nez Heard Ya Missed Me, Well I’m Back, tout ce qui faisait la puissance collective de son groupe n’est plus. Quand bien même son nom perdure. Aujourd’hui encore, c’est bien entendu la tristesse qui prédomine, comme l’arrière-goût amer de ce qui a précipité l’une des plus belles entreprises du funk dans les abysses de la drogue et de l’autodestruction. Mais il reste cette musique qui a en fin de compte a tout chamboulé. Et qui a fini par m’arracher à mes certitudes d’adolescent mal dégrossi.
Yodel ayde lay da day : Vive Sly Stone et les siens.
