Sam Rivers : la prise de relais de l’été 64

Dans sa célèbre autobiographie – écrite avec Quincy Troupe – Miles Davis donne de nombreux éclairages sur les étapes qui ont abouti à la fixation définitive de son second grand quintet en 1965. Le pauvre George Coleman – qui n’avait sans doute rien demandé à personne – en prend d’ailleurs pour son grade. La faute n’en revient pas au trompettiste, mais selon Davis lui-même, au batteur Tony Williams qui, toujours selon ses dires « n’avait jamais aimé sa manière de jouer ». Avant de préciser : « Tony n’aimait pas George parce qu’il jouait tout presque parfaitement. Il aimait les musiciens qui faisaient des fautes, qui jouaient faux. George jouait les accords. C’était une sacrée pointure. Tony voulait quelqu’un qui cherche des choses différentes, comme Ornette Coleman. (…) Je crois que c’est Tony, un soir, qui nous a ramené Archie Shepp au Vanguard pour faire le boeuf. C’était si affreux que j’ai quitté la scène. Il ne savait pas jouer ; fallait pas compter sur moi pour que je reste planté là-haut avec cet enfoiré qui ne jouait pas. »

Miles Davis était un bavard qui ne s’embarrassait pas du politiquement correct. De ce point de vue, cette autobiographie est un délice. Davis pouvait tout aussi bien vous détruire (parfois tout à fait gratuitement) avec minutie (comme c’est le cas ici avec Archie Shepp) ou se répandre en marque de respect comme d’affection. Miles avait ses têtes de turc et ses élus. Des gars qu’il ne pouvait absolument pas blairer et d’autres à qui il passait tout. On peut en ce sens s’interroger sur ce qui l’incita à consacrer si peu de mots à l’égard du saxophoniste Sam Rivers, qui prit le relais de George Coleman, juste avant l’arrivée de Wayne Shorter au sein du quintet, et qui officia au sein du collectif dans le cadre d’une tournée japonaise de l’été 1964. Pour en savoir plus, il faut aller chercher du côté de Sam Rivers : « Les gens ne le savent peut-être pas mais j’étais pour commencer plus âgé que Miles. Les gens disent que je lui ai volé la vedette pendant ces concerts au Japon, notamment sur celui qui a été enregistré pour l’album live à Tokyo Mais je ne le vois pas du tout comme ça. Miles sonnait d’enfer pendant ces concerts, même s’il était malade comme un chien sur l’ensemble de la tournée. Miles et moi étions bons amis, et nous l’avons même été pendant l’ensemble de son existence. Quand je jouais avec Dizzy Gillespie, on parlait tout le temps ensemble. La vérité, c’est que j’étais seulement censé faire l’interim, en attendant que Wayne Shorter finisse sa tournée au sein des Jazz Messengers d’Art Blakey. Ensuite, il était plus ou moins prévu qu’on échange nos rôles. Mais j’ai préféré rejoindre Andrew Hill à la place. Il n’y a jamais eu aucune animosité entre nous à propos de ça : c’est simplement comme cela que les choses se sont passées. Le souhait qu’avait Miles d’intégrer Wayne au quintet était bien antérieur à cet épisode. »

Sam Rivers ne fut en somme qu’une parenthèse. C’est en tout cas ce que dit clairement son témoignage. Ceci explique sans doute la mention éclair relative à son intégration au sein du quintet ; si éclair que le nom de Sam Rivers ne figure même pas dans l’index qui clôt usuellement les éditions de cet ouvrage de légende, outil pratique permettant de trouver les occurrences, relatives à tel ou tel musicien, sans peiner des heures durant à feuilleter l’ouvrage, page après page, avec pour seule arme une maîtrise plus ou moins aléatoire de la chronologie de l’Histoire du jazz. La seule référence à Sam Rivers n’est pas la plus difficile à trouver. La chronologie est claire. Il suffit de chercher les passages qui concernent l’année 1964. Voici donc l’occurrence Rivers : « On raconte, précise Davis, que j’aurais voulu prendre Eric Dolphy quand George a quitté le groupe. Je tiens à éclaircir cette histoire. Eric était un type formidable, humainement parlant, mais je n’ai jamais aimé ce qu’il faisait. Plein de gars l’adoraient : Trane, Tony, Ron (Carter), Herbie (Hancock). Tony a suggéré le nom de Dolphy mais je n’y ai jamais songé sérieusement. C’est aussi Tony qui a poussé pour que l’on engage Sam Rivers. Parce qu’il le connaissait. Parce qu’il était de Boston, comme lui. Et parce que Tony était comme ça, il poussait toujours les gars qu’il connaissait. (…) Pour remplacer George, j’ai d’abord pensé à Wayne Shorter mais Blakey l’avait nommé directeur musical des Jazz Messengers et il ne pouvait pas les quitter comme ça. On a donc pris Sam Rivers. »

Avec le recul, que Coleman ait eu le droit à davantage de considération que Rivers dans l’autobiographie de Miles Davis n’est pas incongru. Ni même injuste ; Miles comme Troupe ont sans doute eu à faire des choix. Tout comme on filme toujours plus que ce que le montage conserve, une autobiographie commence par être une somme avant d’être ramenée aux réalités éditoriales à la faveur de coupes sauvages. George Coleman a collaboré avec Miles Davis bien plus longtemps que Sam Rivers. Quasi une année entière. Ce n’est pas rien. Surtout dans le milieu du jazz. On retrouve ainsi Coleman sur pas moins de 6 enregistrements du trompettiste. Sur Seven steps to Heaven, paru en juillet 63, qui constitue l’album studio emblématique de cette période de transition. Sur plusieurs live ensuite : A rare Home Town Appearance qui documente les premières performances de ce quintet hybride, saisies pour partie en juin 1963 sur la petite scène d’un club de Saint Louis, ville de naissance du trompettiste ; Côte Blues et Miles Davis in Europe, captés sur 3 soirs, un mois plus tard, à l’occasion du festival d’Antibes ; deux joyaux pour finir, My Funny Valentine et Four and More construits d’après le matériau du concert historique offert par le groupe en février 64 au Philharmonic Hall. Tony Williams n’appréciait peut-être pas le caractère lisse du jeu de Coleman : il n’empêche que c’est bien sans Wayne Shorter que le second quintet construisit ses futures aptitudes télépathiques. Et avec George Coleman, dont la contribution était loin d’être aussi neutre que semblait le penser le jeune batteur de Miles. Sam Rivers ne peut justifier des mêmes mérites. On ne conserve ainsi que peu de traces de son passage : la matière globale de l’album Miles in Tokyo et quelques bribes, enregistrées ici et là durant la tournée, et dans des conditions sonores approximatives, à l’image de cette version de Stella by Starlight jouée sur la scène du Maruyama Ongaku-do Hall de Kyoto.

D’autres considérations, plus musicales, sont à prendre en compte. En cherchant la meilleure formule pour son quintet, Miles Davis était à l’évidence à la recherche d’un équilibre que seul Wayne Shorter était en mesure de lui apporter. Là où Coleman était trop propre – ce qui dérangeait moins Davis que Tony Williams dans la mesure où le trompettiste appréciait à leur juste valeur les musiciens qui s’appliquaient à rester dans les clous (plutôt que l’inverse) – Rivers proposait une approche sans doute trop tranchante. Parler d’avant-gardisme serait sans doute déplacé dans la mesure où le second grand quintet, définitivement constitué, ne se retiendrait pas d’expérimenter. Pour qualifier ce déphasage, il serait plus juste de dire que Rivers jouissait d’une liberté que le groupe n’était pas encore tout à fait prêt à s’accorder. Ou qu’il jouissait d’une liberté établie sur des modalités qui n’étaient peut-être pas celles qui convenaient réellement au quintet. Shorter était un compromis entre Coleman et Rivers. Un aventurier certes, mais un aventurier qui n’oubliait jamais personne en chemin. Il était aussi, bien entendu, plus que cela ; l’un des meilleurs compositeurs de toute l’histoire du jazz, tout bonnement, ce qui le plaçait hors de portée de Coleman comme de Rivers. Le choix du trompettiste était bien sûr le bon. Miles se trompait rarement d’hommes.

Il est possible que je ne sois pas très objectif à l’heure d’évaluer la performance de Sam Rivers au sein du quintet de Miles Davis. J’ai toujours éprouvé beaucoup d’admiration pour ce musicien. J’apprécie aussi l’homme qu’il était, sa façon de voir les choses et d’appréhender la musique. Il survivra très bien du reste à ce très bref passage au sein du quintet de Davis. Entre la fin de l’année 64 et le début de l’année 67, il produira ainsi 4 merveilleux albums pour le label Blue Note (retrouvant au passage sur certaines de ces sessions d’autres membres du quintet : Tony Williams bien sûr, mais aussi Ron Carter et Herbie Hancock).

Peut-être avons-nous le tort de comparer en l’espèce ce qui n’a pas vraiment lieu de l’être. Les comparaisons sont bien sûr nécessaires. Elles nous servent à évaluer, à comprendre, à mesurer le niveau d’élévation ou d’exigence de la musique que l’on écoute. Elles sont parfois aussi contreproductives, en ce sens qu’elles peuvent parfois obscurcir le jugement. Comparer l’apport de Shorter à ceux de Coleman ou de Rivers n’a pas de réel pertinence. Miles in Tokyo reste enthousiasmant pour ce qu’il est : pas parce qu’il constitue une sorte de curiosité mais parce qu’il contient une énergie secrète. On y trouve de grandes versions jouées tambour battant d’If I were a Bell et de So What. D’intenses moments de respiration aussi avec My Funny Valentine ou All of You. On peut aussi y entendre un ténor un poil déphasé mais qui, avec son langage propre, n’est pas loin d’être à son sommet. Ce simple constat n’enlève rien à la grandeur inoubliable de ce que sera le quintet dès l’arrivée de Shorter.

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