Avait-on besoin d’une énième relecture de la musique de Gershwin ? Gershwin lui-même avait-il besoin qu’on le réveille pour effeuiller encore une fois le grand livre de ses compositions ? C’est à se demander, parfois, si le jazz ne tourne pas un peu en rond…
Les grandes chanteuses ont semble-t-il extrait de Gershwin tout ce qu’il y avait à en extraire : Ella Fitzgerald, Sarah Vaughan. Billie Holiday, elle, a magnifié Gershwin, reprenant notamment pour la postérité Summertime, un an après la composition de ce qui nous semble aujourd’hui le standard des standards, le monument parmi les monuments du Great American Songbook. Il n’y a pas un grand musicien de jazz qui n’ait pas touché, à un moment ou à un autre, à la musique de Gershwin. Miles Davis et Gil Evans ont transfiguré Porgy & Bess, Buddy DeFranco et Oscar Peterson ont célébré le compositeur comme plus personne ne pourra le faire, le Modern Jazz Quartet y a confronté son savoir-faire chambriste. On ne compte plus les versions de ses standards les plus célèbres : de Summertime, d’Embraceable you, de The Man I love, de My Man’s gone now... A-t-on vraiment quelque chose à dire à ce sujet que personne n’aurait vraiment songé à dire ? Et si tel n’est pas le cas : pourquoi prendre la peine de l’ouvrir ?
Certes, c’est en l’espèce l’un des, sinon le meilleur grand ensemble de jazz en France qui s’attelle, en cette fin d’année, à la relecture Gershwinienne. Et cela nous permet a minima d’aborder l’entreprise avec bienveillance. Tout du moins sans suspicion. Ou avec un intérêt relatif. Fondé en 2010 par le pianiste Fred Nardin, le saxophoniste Jon Boutellier, le tromboniste Bastien Ballaz et le trompettiste David Enhco, le bien nommé Amazing Keystone Big Band a déjà fait valoir son savoir-faire, sa joyeuse imagination tout comme le raffinement de sa direction artistique. Direction salutaire en ce sens qu’une de ses facettes est pédagogique et clairement dédiée à la jeunesse (et la transmission a son importance) : le Keystone a ainsi revisité avec brio Pierre et le Loup, Le Carnaval des Animaux de Camille Saint-Saëns ou Alice au Pays des Merveilles. L’autre versant, plus adulte, plonge ses mains dans le cambouis des grands répertoires. Après Django Reinhardt, et l’ensorceleuse voix d’Ella, c’est donc au tour de Gershwin de passer au crible des arrangements du Keystone.
Avec succès ? Avec brio ? Ou avec, en fin de compte, aussi peu de choses à dire que celui qui s’attaque à l’intertextualité avec trop peu de mots et de malice ? Et bien… Un peu des deux, ma bonne dame. Saluons tout d’abord la qualité du casting vocal enrôlé sur cet album qui s’appelle, peut-être un poil trop ambitieusement Fascinating Rhythms. La présence de Benny Bennack III, dont les liens avec le France ne cessent de s’affermir (sans doute à la faveur d’une réelle complicité musicale nouée avec Fred Nardin), était un gage de sérieux. Outre ses talents de trompettiste, Bennack redonne ses lettres de noblesse au crooning, sans effets de manche, sans vulgarité, avec délicatesse et pas mal de style en somme. On retrouve aussi deux chanteuses impeccables : Neïma Naouri mais surtout Fleur Worku qui illumine absolument tout ce qu’elle touche avec un naturel confondant.
Le résultat reste toutefois mi-figue, mi-raisin. A l’image d’une version de Summertime qui ouvre l’album et qui, en dépit d’un bien plaisant chemin de traverse Coltranien, donne parfois l’impression d’être arrangée pour le simple plaisir de l’arrangement. Dans la mesure où tout n’y semble pas nécessaire (voire légitime), on en ressort avec une double impression : celle, plutôt satisfaite, d’avoir entendu quelques passages audacieux ; celle d’être également passé à travers une pièce surchargée voire encombrée. The Man I love donne quant à lui l’impression d’être saccagé. Son rythme guilleret a de facheux airs de musique de croisière. Charlotte Wassy fait son possible pour donner un peu de swing à tout cela ; mais le soufflé n’a même pas la chance de retomber tant on ne l’a jamais senti sur le point de monter.
Le collectif s’en sort beaucoup mieux sur un Who Cares ? qui brille par son approche classique et ses enluminures savantes. Le début de Someone to watch over me fait craindre le pire mais la tempête Broadway-en-toc se calme vite. Neima Naouri retourne le standard d’une voix cristalline qui fait parfois penser au meilleur de Cristal Gayle. Strike up the band fait, quant à lui, briller le collectif et laisse aux solistes le soin d’exposer leurs talents : solo épatant de maîtrise de Nardin, chevauchée bopienne pour Bouteiller. Et puis, comme on l’a dit plus haut, Fleur Worku magnifie tout ce qu’elle chante : sur le diamant I loves you Porgy (peut-être l’un des titres les mieux fichus de l’ensemble d’ailleurs), sur Our Love is Here to stay comme sur un I got rhythm monté comme un chausse-trappe (peut-être un poil trop d’ailleurs).
Arranger est une science, il est vrai. Et tout le monde n’est pas Gil Evans, c’est aussi vrai. Peut-être faut-il ainsi prendre ce disque pour ce qu’il est : pour une expérience joyeuse, plus risquée qu’on ne le croit, qui comporte tout de même plus de réussites que d’échecs. Gershwin peut donc retourner se coucher. Avec la satisfaction de se dire qu’on ne l’a pas tout à fait réveillé pour rien. See you soon, George.
