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Patricia Brennan, univers en expansion…

Aristote, en des temps relativement reculés, l’avait pressenti : l’espace n’est pas vide. Il ne peut l’être. Non seulement Aristote et les siens avaient raison mais nous savons aussi en prime (depuis moins de temps il est vrai) qu’il n’est pas silencieux. Le cosmos est donc mieux que plein. Il serait intégralement matière et bruit (voire musique) ; même si nous ne comprenons encore que de manière imparfaite la nature de cette matière comme de ce « son ».

La vibraphoniste Patricia Brennan, native de Veracruz, et étoile montante du jazz selon les meilleures gazettes, apporte sa contribution à la compréhension de ces mystères, avec la parution de son 3e album (au sein du label Pyroclastic de la pianiste canadienne Kris Davis). Le moins que l’on puisse dire est que cette contribution brille par son sérieux. Et par un sérieux que l’on ne suspectera pas d’excès. Si le cosmos est un grand chaos organisé, dont les lois se dévoilent à mesure que nos progrès en la matière se succèdent les uns aux autres – quand ils ne prennent pas un malin plaisir à s’invalider – Patricia Brennan s’est évertué quant à elle, durant les premières années de sa carrière, à saisir les règles de son propre univers musical ; de ses confins, des ses possibilités internes, de sa nature cachée. Sa fibre mexicaine, sa qualité d’instrumentiste rythmique : tout la portait à approfondir sa compréhension du rythme. (Tout comme pour le cosmos, la vitesse et la gravité forment l’essence de la musique). Maquishti, son premier album, paru en 2021, était ainsi un album solo. Elle y jouait du vibraphone et du marimba. Et rien d’autre. Un an plus tard, la musicienne s’ouvrait mais sans quitter son besoin d’assise percussive : More Touch dévoilait ses belles textures via la maestria d’un quartet purement rythmique, grâce à l’apport du batteur Marcus Gilmore, du contrebassiste Kim Cass et du percussionniste Mauricio Herrera. Breaking Stretch comme son nom l’indique étire le spectre sans rompre tout à fait avec la nécessité d’expérimenter d’un point de vue rythmique.

Comment casser tout en étirant indéfiniment ? C’est là un des mystères qui pourrait également s’appliquer à un cosmos qui fascine à l’évidence la musicienne (comme d’autres avant elle). Spiritual Jazz, se demande-t-on avant même l’écoute ? Oui et non, répondra-t-on. Ou plutôt oui, mais en nous empressant de préciser que c’est aussi plus compliqué que cela. Dans ce disque, les mélodies éthérées un peu faciles, qui font parfois partie des travers du genre, n’existent pas. La musicienne s’appuie toujours sur des structures rythmiques élaborées avec soin, que les soufflants eux-mêmes (constitués par la paire de choix Jon Irabagon (sax)/Adam O’Farrill (trompette)) contribuent à échafauder. Ce qui ne l’empêche nullement de tirer parti d’une formule qui offre naturellement à sa musique davantage de variations et une richesse harmonique décuplée. Exemple avec 555, sorte de blues inquiétant qui finit par se dilater et s’éparpiller, voire se désintégrer pour reprendre les mots de la vibraphoniste elle-même. Spirituel oui. Mais d’une manière complexe et intérieure.

Patricia Brennan n’oublie du reste pas d’où elle vient ; et certainement rien de ses classes – visiblement utiles – effectuées au sein de grands orchestres (notamment au sein d’ensembles symphoniques). Cet apport, dans sa musique, lui permet de repenser la place des instruments pour ciseler au mieux ses compositions. Ainsi, il n’est plus si aisé de distinguer quel instrument contribue le plus à la mélodie : quand saxophoniste et trompettiste s’emploient aux exercices de ponctuation et quand ce sont, dans le même temps, les instruments rythmiques qui se portent garants des subtilités harmoniques. A ce titre, Palo de Oros (qui se réfère au tarot divinatoire) est une des merveilles de l’album : entamé par une splendide ouverture à la contrebasse signée Kim Cass, le morceau commence par une explosion nerveuse, aux motifs hypnotiques, avant encore une fois, d’élargir l’espace. Les rôles s’échangent, les interactions se multiplient, les disciplines se détendent. La vibraphoniste s’emploie aussi à revisiter des formes lyriques qu’elle n’a visiblement pas oubliées : Sueños de Coral Azul est la pièce qui s’y réfère le plus directement. Proposant un instant suspendu salutaire au sein d’un disque qui brille par sa tension.

« L’inspiration, déclarait Patricia Brennan dans une interview récente, vient de partout, mais elle est aussi très personnelle. Elle est entièrement liée à mon expérience de vie, et cet album en particulier contient de nombreux éléments qui me relient à qui je suis. Il y a beaucoup de références à la numérologie (au chiffre 5) ou à des constellations liées à mon signe du zodiaque. (…) Je suis fasciné par l’astronomie. Les constellations et tous ces aspects sont liés à l’approche mathématique. Je m’inspire également des formes, ce qui se reflète dans ma composition. Mais depuis que je suis enfant, je suis fascinée par l’astronomie. Pour ce disque, il me semblait tout à fait approprié de m’en inspirer. »

Ce bref résumé trouve son écho dans Breaking Stretch. Dans la capacité de la musicienne à moduler son vibraphone d’effets (à la manière de la guitariste Mary Halvorson), dans sa manière de transgresser les codes habituelles de l’art de composer et d’arranger. Dans la même interview, la musicienne déclare déjà travailler sur son prochain projet. Après l’exercice solo, l’exercice quartet rythmique et ce grand disque en sextet, Patricia Brennan s’évertuera prochainement en nonet. A la manière d’observateurs passionnés, on ne manquera pas de suivre, l’œil rivé au télescope, les nouveaux petits miracles de cet univers en expansion.

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