Les éditions posthumes sont toujours plus ou moins sujettes à caution. Elles nous placent en tout cas dans une position ambivalente ; entre l’enthousiasme d’entendre de la musique inédite, d’un artiste que l’on respecte voire que l’on révère dans certains cas, et le vague soupçon que l’on peut légitimement concevoir à l’égard de maisons de disque parfois cyniques il faut bien l’avouer, avides et pressées de profiter des répercussions liées au décès d’un grand artiste ou d’en tirer les marrons chauds.
La sortie du 1er volume d’une suite d’albums inédits de Wayne Shorter – qui seront réunis sous le titre générique Celebration – a heureusement le mérite de nous éviter ce dilemme en s’inscrivant dans une démarche différente, dans la mesure où le saxophoniste y avait lui-même travaillé avant sa mort. Voici ce que raconte à ce sujet Carolina Shorter, l’épouse du saxophoniste : « À l’automne 2022, raconte-t-elle, Rob Griffin a commencé à envoyer à Wayne beaucoup de musique inédite à trier. Wayne s’est mis à écouter toute cette matière en boucle. Je faisais quelque chose dans la maison, j’étais au téléphone ou bien je travaillais, et je l’entendais crier « Carolina ! Tu dois venir écouter ce truc ! C’est dingue ce que ces mecs font !« ».
Cette dernière phrase pourrait sembler incongrue mais elle révèle à quel point l’artiste et son œuvre entretiennent une relation ambiguë. Moins directe qu’on ne le croit en tout cas. C’est ce que l’on entend dans ce témoignage. Il n’est, à cet égard, pas un hasard que le thème du double soit un des thèmes puissants de l’art. En créant, l’artiste se dédouble en quelque sorte. Ou se soustrait à lui-même. En créant, l’artiste s’octroie également le privilège de s’observer et une opportunité de mieux se comprendre. Depuis que la musique s’enregistre, la réalité a dépassé ce qui n’était jusque là qu’une simple impression pour les musiciens (et souvent une matérialité pour les autres artistes). Avec l’enregistrement, le musicien peut désormais se mesurer à son double (voire s’y confronter) – au même titre que le romancier peut tenter de mieux comprendre, en se relisant, un dialogue intérieur qui se noue parfois malgré lui. Avec l’enregistrement, le double se fige dans l’éternité de l’instant. Et existe par lui-même. L’artiste peut le jauger, tenter de revenir à lui dans un désir d’unité, manœuvre sans doute moins aisée qu’on ne le pense, à l’image du romancier (pour poursuivre la comparaison) qui ne parvient plus à saisir tout à fait ce qu’il voulait dire lorsqu’il écrivit tel ou tel passage d’une de ses œuvres. Au-delà de cette approche quasi métaphysique (qui aborde les réalités parallèles par une face éminemment concrète et incarnée), une autre notion semble venir compliquer la donne : le souvenir. Le souvenir est bien entendu une matière non seulement malléable – non seulement malléable mais qui parfois se (re)modèle d’elle-même si l’on n’y prend garde – mais également périssable. Le double peut dès lors devenir un étranger. Dans le meilleur des cas, un étranger charmant que l’on se plait à découvrir. Dans le pire, un étranger dont on aura honte et dont on ne voudra plus entendre parler. Les captations live sont sans doute plus propices à l’auto-étonnement que les sessions studio. La mémoire est bien entendu imparfaite mais alors que le studio grave dans les souvenirs des impressions peut-être plus précises, les performances live ne laissent souvent qu’une trace fugace dans les souvenirs d’un musicien : quelques flashs, une poignée d’émotions particulières liées à telle audience, à tel lieu, à telle circonstance. Il est bien entendu plus difficile de savoir ce que l’on a joué sur scène et comment, surtout lorsque les performances se succèdent les unes les autres dans le cadre de tournées plus ou moins éreintantes.
Il n’est donc pas si étonnant que Shorter ait écouté tout ce matériau inédit avec une oreille extérieure, étrangère, et qu’il l’ait traduit, dans une de ces fulgurances dont il avait le secret, de la manière suivante : « C’est dingue ce que ces mecs font ! » En écoutant en l’espèce les prises de ce concert d’octobre 2014, peut-être, dans le cadre du festival de jazz de Stockholm qui forment la matière de ce premier volume. Carolina Shorter toujours : “Quand Wayne a entendu le concert de Stockholm, il a dit : « c’est celui-ci !« . Puis en écoutant d’autres bandes, avec le temps, il a réalisé qu’il fallait éditer plusieurs albums. Au départ, il voulait appeler cette collection Unidentified Flying Objects, considérant que chaque note jouée par les musiciens sont des sortes d’OVNI. En janvier 2023, alors qu’il était hospitalisé pour la dernière fois, il continuait à choisir des titres et à concevoir ces albums. (…) Ce n’est que dans les 10 derniers jours de sa vie qu’il a réalisé qu’il ne serait plus là pour voir ces albums prendre vie. C’est alors qu’il a décidé de changer le nom de la collection en « Celebration ». Je lui ai dit : “Oui, Wayne ! Célébrons ! C’est comme ça que ça doit s’appeler : Célébration ! »
Quand on détaille la discographie de Wayne Shorter, une chose saute aux yeux : le faible nombre de disques enregistrés par ses soins en qualité de leader. Qu’un artiste de cette stature justifie de moins de 30 albums au soir de sa vie (incluant les productions studio et les captations scéniques) constitue un étonnement, sinon une anomalie. Deux raisons expliquent sans doute cet état de fait : une humilité qui a incité le saxophoniste à se consacrer sur le long terme à des projets éminemment collectifs (avec les Jazz Messengers d’Art Blakey et le quintet de Miles pendant les années 60 ; avec le Weather Report et le V.S.O.P. sur la décennie suivante) ; mais aussi une préférence assumée (et peut-être héritée du compagnonnage de Miles) pour la spontanéité de la musique in situ… Sur scène – c’est en tout cas ce qui caractérise la musique de Shorter – la musique ne cesse d’évoluer. Elle est une matière vivante qui se métamorphose à mesure qu’on la joue. D’année en année. Et elle transforme aussi les identités. Ou les identités des doubles que l’on a créés. C’est le constat clair que l’on peut faire à l’écoute de ce premier volume de très haute volée.
Ce premier volume de Celebration nous ramène donc en 2014. A Stockholm. Wayne Shorter s’époumone toujours au sein du Footprints quartet qu’il a constitué au tout début des années 2000 autour du pianiste Danilo Perez, du contrebassiste John Patitucci et du batteur Brian Blade. Fine équipe. A l’origine, le Footprints quartet est surtout un ensemble qui retravaille les compositions phares du saxophoniste. Avec, certes, une imagination peu commune. C’est en tout cas ce que le premier album (live) du groupe – assemblage de diverses captations effectuées lors de l’été 2001 en France, en Espagne et en Italie – nous donne à entendre. Juju, Footprints (dans une version aussi passionnante que méconnaissable), Masqualero… Voilà, en gros, le matériau qui sert de terrain de jeux à un ensemble soudé qui offre alors des performances éruptives. 4 années plus tard, Shorter exhume plusieurs prises issues de concerts donnés entre 2002 et 2004 à l’occasion de tournées en Amérique du Nord, en Europe et en Asie. Le quartet semble alors avoir changé de fonction, voire de nature. A l’époque, l’album qui en résulte est, comme son nom l’indique (Beyond the Sound Barrier) une véritable déflagration. Le groupe est devenu osmose. Un corps difficile à définir, presque monstrueux à certains égards, qui semble fonctionner selon les règles d’une sorte d’intrication quantique : 4 membres détachés ressentent bel et bien les mêmes choses simultanément, quelle que soit la distance qui les sépare.
Qu’en est-il presque 10 ans plus tard de ce quartet ? Comment a-t-il évolué encore ? (et d’ailleurs, a-t-il vraiment évolué ?) Qu’est-ce qui a fait dire à Wayne Shorter en écoutant ces enregistrements qui croupissaient jusque là dans l’ombre : « C’est dingue ce que ces mecs font ? » Ce qu’il faut, vous l’avez désormais compris, entendre de la manière suivante : « c’est dingue ce que nos doubles font! » ? Et bien, quelque chose sur lequel il n’est franchement pas évident de mettre des mots. On ne saurait tout à fait dire si l’osmose qui unissait le quartet entre 2002 et 2004 – et qui dépassait de très loin la simple notion d’interaction – est toujours là. Sans doute est-elle toujours là, mais d’une manière différente. Il y a moins d’urgence dans ce que jouent Shorter et les siens en cet été 2014, davantage de patience. Cette musique – qui réinvestit notamment des compositions qui servaient de membres à ce corps étrange qu’était Beyond the sound barrier – semble une musique aux aguets. Brian Blade qui était pour beaucoup dans le caractère tempétueux du quartet se fait ici moins cyclothymique, parfois en posture d’attente, membre d’une cérémonie au sein de laquelle sa fonction serait avant tout l’écoute. De la sorte, sur Smilin’ Through ou Lotus, on entend une progression qui se déploie selon une logique imparable. Sur Orbits – qui est la composition la plus ancienne de Shorter jouée ce soir-là – la même tension inquiète s’installe (rappelant en ceci ce que le quintet de Miles faisait de grand sur scène lorsque Wayne en était membre). Même patience encore pour le morceau qui clôture ce premier volume, She moves through the fair qui bénéficie d’une ouverture splendide (menée en particulier par Patitucci et par le jeu en cordes parfois pincées de Danilo Perez) mais qui s’appuie pourtant sur un rythme avançant sans cesse, résolu, implacable. Tous ces morceaux, Shorter les a joués des dizaines de fois ; sinon plus. Le live est un exercice vivant, qui ne cesse de métamorphoser la musique au rude contact de l’instant (et peut-être de l’expérience, ou d’une fixation par duplication de l’expérience). Il n’y a ainsi rien d’étonnant à ce que ces compositions comme ce quartet nous apparaissent sous un jour nouveau. Sous le jour d’un des doubles que Wayne Shorter n’a cessé de créer durant sa carrière et son existence.
