Cette fin de mois de mars s’accorde au féminin dans le petit monde du jazz. Jeune étoile du ténor, Julieta Eugenio dégaine la première avec un album manifeste, à la fois spirituel et intransigeant. Le second de sa carrière après le déjà savoureux Jump paru il y a presque pile poil deux ans sur le label GreenLeaf de Dave Douglas.
La jeune argentine, désormais installée à New-York, poursuit son exploration du format trio (sax/contrebasse/batterie) avec une aisance qui frise l’insolence, sachant les exigences particulières de ce type de formation qui requiert non seulement une attention de chaque instant mais qui, par ailleurs, ne tolère aucun temps mort. On la dit digne héritière de Dexter Gordon ou de Sonny Rollins ; on entend aussi quelques accents subtilement empruntés à Joe Henderson. Une chose est sûre : la jeune musicienne, à l’aube de sa carrière, ne cesse d’étendre son registre.
C’est la rédaction d’un poème (voir plus bas) qui a guidé la composition des 9 titres qui forment l’architecture de l’album (la pochette de celui-ci la présentant devant une de ses propres toiles, on mesurera en ce sens sa polyvalence artistique). Ce poème, intitulé Stay, s’articule autour de 4 respirations qui rythment elles-mêmes l’album. Là où Jump dévoilait sa volonté de faire feu de tout bois, Stay est donc une tentative plus personnelle et introspective. Ce qui ne veut pas nécessairement dire que l’on y entendra que des formes éthérées (il suffit, pour s’en convaincre, d’écouter l’ouverture éponyme, qui convoque en effet puissamment les figures tutélaires de Rollins et de Henderson (pour qui prêtera l’oreille)).
Mais revenons à ses respirations. Elles sont intéressantes en elles-mêmes mais aussi parce qu’elles brisent le format trio. Sur les deux premières, Eugenio s’y retrouve seule, avec son ténor, et le Fender Rhodes d’une pointure argentine : Leo Genovese. C’est sans doute ici que l’on perçoit le mieux la belle évolution d’une musicienne qui, après tout, ne fait encore qu’éclore. Ici que l’on entend sa capacité à déployer un son puissant, affirmé, mais aussi sa maîtrise dès lors qu’il s’agit de l’assouplir. C’est ici aussi que l’on entend des rythmes nouveaux, de nouvelles complexités, la piste d’inflexions à venir. La deuxième respiration (Breath II), en particulier, résonne d’une étrange beauté harmonique ; Genovese, au diapason, y crée des enchantements, des nappes de songes. Ces 4 souffles pourraient n’être que des respirations – elles constituent en réalité la cohérence d’un disque qui maîtrise tous ses effets.
On ne peut finir sans mentionner la seule reprise du disque : une version de Sophisticated Lady qui semble une habile mise en abyme ; un manifeste dans le manifeste en quelque sorte. Entamée solo, cette interprétation est l’appropriation de soi d’une musicienne non seulement partie pour rester mais qui sait clairement où elle compte aller.
STAY
I’m navigating,
A sea of feelings..
A state of mind?
Everything is blue,
Can’t see a time or a date,
FIRST big deep BREATH,
Multiple sounds,
Silence;
scary feeling of emptiness,
Am I here?
Is it a dream?
somewhere in this world,
in this timeline,
i feel myself,
Other dimensions dragging me into the unknown..
Reality is confusing
Taking my SECOND BREATH,
Blue is a sound,
Stay is a feeling,
Trapped in this loop,
Out there… somewhere else,
I see you,
Where am I?
Lost in space and time,
I take a THIRD big deep BREATH,
Realizations on a Sunday Stranger,
I hear you,
Stay with me,
I’m here,
FOURTH peaceful BREATH,
It’s me,
Let’s navigate.
Julieta Eugenio
