1975, sale temps pour les braves…

Dans un article consacré à Miroslav Vitouš, en mars 2024, je retranscrivais une de ses déclarations sur l’évolution de l’industrie musicale à partir de l’année 1974. Pour l’intransigeant contrebassiste tchèque, cette année constituait en effet l’année charnière à partir de laquelle la création artistique s’affaissa durablement. Je la retranscris à nouveau pour que chacun puisse raccrocher les wagons :

« Personnellement, je considère que rien de nouveau n’a été introduit dans la musique après l’année 1974. C’est vraiment mon impression. Rien d’important, aucun développement significatif n’est survenu après l’émergence du jazz fusion, suite à ce qu’ont fait Miles, Weather Report, le Mahavishnu Orchestra ou encore Return to Forever. Après la disparition du jazz fusion, le disco est arrivé, ce qui a fondamentalement tout bousillé, en particulier la création musicale. (…) Les financiers ont débarqué et ils ont dit : « Attendez une minute. Nous avons besoin que vous jouiez des choses de manière à ce que les gens puissent taper du pied et que nous puissions vendre des millions d’albums. » Le disco a été une catastrophe pour la musique créative. J’ai vu certains des plus grands musiciens de ce monde disparaître parce qu’ils ne pouvaient pas faire face. Les quelques survivants ont dû adapter leur jeu à cette nouvelle donne. Je trouve cela pitoyable. Mais le business est si profondément ancré dans la musique qu’il a fini par entraver son développement... »

C’est avec cette déclaration comme grille de lecture que j’ai balayé l’activité discographique de l’année 1975. Difficile de donner tort à l’ex-membre fondateur du Weather Report : en 1975, le disco se propage en effet progressivement à tous les pans du paysage musical. Les grands patrons de l’industrie, comme le dit Vitouš, se consacrent pleinement à l’exploitation d’un filon qui ne se tarira qu’avec la lassitude du public. Et nous ne sommes qu’au début d’un processus qui n’amorcera son déclin qu’à la fin de la décennie. Cette année-là, Gloria Gaynor écrabouille le marché avec une version de Never can say Goodbye. Donna Summer s’impose avec l’album Love to Love you Baby. Ceux qui se situent en dehors du courant tentent de raccrocher leurs wagons à la nouvelle mode. Les Eagles mâtinent leur rock californien de disco au sein de l’album One of these Nights. Bowie enregistre une affreuse (et péniblement longue) version disco du morceau John, I’m Only Dancing, qu’il avait composé quelques années plus tôt pour les sessions d’Aladdin Sane. RCA conserva cette version en chambre froide avant de la révéler en 1979, en single, sans doute trop tardivement, dans la mesure où le courant vivait alors ses dernières heures de gloire. Dans l’intervalle, Bowie délivre Young Americans ; un des albums les plus navrants de sa carrière. Des groupes comme B.T. Express ou The O’Jays se compromettent aussi avec plus ou moins de bonheur.

Poches de résistance

Dans la sphère des genres « populaires » afro-américains, on ne compte que très peu de digues infrangibles. Le groupe de Sly Stone a volé en éclats ; il n’en reste plus que de l’amertume. Marvin Gaye est encore Marvin Gaye, mais il n’est plus question pour lui d’aborder les sujets sérieux de What’s goin’ on. Seules ses sordides histoires de cul semblent désormais l’intéresser ; pour ne pas recourir au champ lexical de l’obsession. Stevie Wonder est toujours Stevie. Mais, après s’être brouillé avec les concepteurs du T.O.N.T.O., qui furent pendant des années de toutes ses aventures studio, il s’apprête à devenir le Joseph Mankiewicz de la Motown, faisant craindre un futur accident industriel au label de Berry Gordy. Dans la veine de sa conversion à une forme de pacifisme mou, il accepte d’être la tête d’affiche du grand concert, organisé en mai à Washington, constituant le point d’orgue de la Journée de la Bonté Humaine (Human Kindness Day). Il ravit ce jour là 125.000 personnes. Un an plus tard, bien entendu, il se rachètera auprès des pontes de la Motown en sortant enfin l’un des plus beaux double-album de l’Histoire avec Songs in the Key of Life.

En 1975, quelques soldats tiennent le fort. Un bataillon débraillé a été assemblé par George Clinton, garçon-coiffeur spécialisé dans le mauvais goût capillaire et vestimentaire. En avril 75, la forme électrique de son collectif, baptisé Funkadelic, sort l’album Let’s take it to the Stage. La version plus souple de son collectif investit le même mois pour lancer Chocolate City. Ces deux albums ne sont que l’apéritif grisant précédant l’ivresse totale. Le 15 décembre 1975, Parliament bourre les bacs de la galette la plus chaude de l’année : Mothership Connection. Ces gens sont, il est vrai, peut-être trop nombreux pour être achetés ou convaincus. Ils avancent en désordre, quoique ni leur propos, ni leur musique ne soit anarchique. Ils sont peut-être ces soldats à qui personne n’a dit que la guerre était terminée. Ou des soldats qui ont volontairement coupé les transmissions pour n’en rien savoir. Quoiqu’il en soit – au-delà de leurs extravagances vestimentaires – ils constituent une sorte d’antithèse salutaire du disco. Ces gens-là ne semblent peut-être pas très sérieux ; ils le sont au contraire plus que quiconque.

Dans un tout autre genre, le guitariste et chanteur Curtis Mayfield semble n’avoir pas eu vent de la conjonction des nombreuses démissions individuelles. En 1975, plus personne n’en a rien à foutre d’avoir une conscience politique. Nixon n’est plus qu’un mauvais souvenir. L’armée américaine, défaite, ou plutôt consciente qu’elle ne l’emportera jamais, s’enfuit du Vietnam. Muscles et neurones se relâchent alors que le pays connait une crise énergétique, une inflation record des carburants et un niveau de chômage, supérieur à 8%, qu’il n’avait plus atteint depuis plus de 30 ans. Curtis Mayfield, toujours vaillant, place pourtant un grand miroir en face d’une « Amérique » qui n’a aucune envie de contempler la réalité de son reflet. La pochette de son album, There’s no place like America, est sans doute la plus lourde de signification de toute sa discographie.

Cette photo – retouchée en l’espèce – a une histoire. Pour la connaitre, il faut remonter à l’année 1937. Et voyager sur les rives de l’Ohio – qui traverse et sépare pas moins de 7 états – dont la crue record, en tout début d’année, a semé la mort et la désolation : 358 victimes, un million de personnes privées de logement, des pertes dites matérielles estimées à des centaines de millions de dollars. La photojournaliste Margaret Bourke-White, est à l’époque dépêchée par le magazine Life. Sur place – à Louisville, dans l’état du Kentucky – armée de son appareil, elle fige cette réalité : une longue file de réfugiés noirs faisant la queue sous une réclame de l’époque ; laquelle dévoile l’instantané d’une famille blanche parfaite, en voiture, dans un halo de couleurs de dessin animé, en illustration d’un slogan qui gicle au visage des exclus du rêve américain : There’s no place like America. Née en 1904 à New York, Margaret Bourke-White s’éteint le 27 août 1971, à l’âge de 67 ans. Elle ne sait pas que la vérité de ce cliché ne sera pas démentie, 27 ans après sa mort, lors du passage de l’ouragan Katrina (1803 morts, nombre de blessés impossible à déterminer, près de 150 milliards de dommages…), des familles innombrables privées de toit, de racines et de perspectives.

Pour son album, Mayfield demande à ce que l’on retouche la photo. Au petit jeu des différences, on remarque que la file d’exclus va désormais de droite à gauche, soit dans le sens inverse du cliché saisi par Margaret Bourke-White. La partie de la photo occupée par la réclame est désormais colorisée, quand la longue file de personnages, occupant le bas du cliché, reste prisonnier d’un noir et blanc griffonné. De la sorte, cette pochette établit un contraste entre la réalité noir et blanc d’une population systémiquement mise à l’écart et les couleurs factices d’un monde où ne règne en réalité qu’une seule d’entre elles. Ce que nous pourrions résumer de la manière suivante. Dans le système de l’Amérique post-Nixonienne, les noirs sont toujours prisonniers du passé tandis qu’une petite élite blanche se projette vers l’avenir comme une balle de 22 Long Rifle.

Ce que dit Mayfield en 1975, c’est que la vérité de la photo de Margaret Bourke-White n’est pas muséifiable. Qu’elle traduit un sort immuable qui constitue l’avant, le maintenant, et peut-être l’après du peuple noir aux Etats-Unis. Le choix est inspiré, tout comme la musique creusée dans les sillons d’un 33 tours qui est peut-être le plus mésestimé de sa discographie. Pour Mayfield, 1975 est en effet un bon millésime, après la parution de 3 albums inégaux (Back to the World (en 1973), Sweet Exorcist et Got to find a way (en 1974)). There’s no place like America ne prend pas de pincettes. L’album commence par un morceau fiévreux (Billy Jack) évoquant de front la violence armée qui gangrène le quotidien des afro-américains. When Seasons change, morceau plus introspectif, voire philosophique, lui emboite le pas. Arrangements dépouillés, chant cristallin, pour ce qui semble une forme d’état des lieux désabusé de ce milieu des années 70. There’s no place like America propose aussi une relecture opportune de Hard Times, u morceau que Mayfield avait offert en 71 à Baby Huey pour l’enregistrement de son premier (et seul) album. En écoutant ce disque, je me suis demandé si Curtis Mayfield n’était pas en fin de compte le pendant musical de ce que fut Chester Himes dans la littérature américaine (celui qui avait écrit plus particulièrement The Third Generation, grand roman naturaliste du peuple noir-américain). Ces deux artistes majuscules ont à l’évidence décrypté avec une acuité peu commune le système qui oppressait les leurs. Ce faisant, ils n’oubliaient pas non plus d’enjoindre chacun à refuser de se complaire dans la passivité du syndrome victimaire. Ils étaient en ce sens dérangeants pour à peu près tout le monde. Mais libres. Sous cet éclairage, les mots écrits par Mayfield pour Billy Jack résonnent encore plus : « En ville, ils l’appelaient Boss Jack, chante Mayfield, mais à la maison, il était un chat de gouttière / Ah, il se fichait complètement d’être noir / Oh, Billy Jack ». Curtis, en somme, piétinait avec sa conscience les plates-bandes d’une année qui ne voulait rien d’autre que s’oublier dans l’idiotie. Et il était bien le seul…

Les surnageants de l’année 1975

Les frères Isley, en 1975, sont d’autres sortes de résistants. D’une nature certes différente de Curtis Mayfield. Moins conscients assurément, quoiqu’ils s’étaient aussi évertués à chanter les classes laborieuses (en 1972 avec le single Work to Do) ou à rejoindre les rangs de la contestation anti-Vietnam (en créant un medley combinant Ohio de Neil Young et Machine Gun de Hendrix). A leur manière, les frères Isley propose une démarche à contre-courant. En mélangeant les sonorités électriques et le funk. En n’hésitant pas à enregistrer de longues ballades de plus de 5 minutes, alors que le public et l’industrie ne jurent plus que par la musique de dancefloor. Anachronisme supplémentaire : alors que la figure du guitar hero s’estompe, Ernie Isley s’offre de grands moments de cavalcade virtuose. Ces 3 éléments de dogme sont tous plus ou moins surannés. Mais ils fonctionnent encore en 1975. Auprès du public afro-américain, qui fait un véritable triomphe à Heat is On.

Si les frères Isley ont encore la tête hors de l’eau, l’un des plus réjouissants collectifs de funk est quant à lui en train de sombrer peu à peu. Ou de céder face aux exigences des patrons de maison de disque. Il s’agit d’Earth Wind and Fire qui sort à la fin de l’année 1975 un disque semblant souffrir d’un syndrome de dissociation : Gratitude. Ce double-album s’appuie sur une large sélection de morceaux joués en tournée et sur une poignée de nouvelles compositions enregistrées dans l’écrin du studio. Ce disque est à lui seul une démonstration par l’absurde de ce qui est en train de se jouer en 1975. Les titres live brillent par leur liberté. Bien que délivrés par un collectif de musiciens professionnels jusqu’au bout des ongles, ils ne font pas moins montre d’un esprit d’aventure, coïncidant avec une époque qui a vu le jazz se marier au rock et au funk ; ce qu’illustrent plusieurs morceaux joyeusement débridés comme Africano/Power ou Sun Goddess. A contrario, quelques uns des morceaux enregistrés en studio – Sing a Song au premier chef – laissent présager de ce qu’il adviendra du groupe des frères White, et ce, dès l’année suivante avec la sortie de l’album Spirit et plus encore avec All ‘n All, en 1977, qui achèvera en quelque sorte le processus de dilution de la radicalité funk dans les formes les plus policées du disco. Earth, Wind & Fire restera après 1975 un groupe plus que valable, toujours aussi impeccablement professionnel. Spirit et All ‘n All ne sont pas de mauvais albums. Mais ils perdront, à la fin de ce grand virage philosophique une grande partie de leur spontanéité, ce dont un public toujours plus friand de musique facile à consommer leur rendra bien.

Pour écouter les disques cités dans cet article :

Note de l’auteur : L’année 1975 ne fut pas si sombre. Elle nous offrit tout de même quelques autres disques intéressants. On recommandera au lecteur l’écoute du premier album des Headhunters, sans Herbie Hancock, Survival of the Fittest ; un album pas mal fichu de George Duke, The Aura will prevail ou encore l’album Sunburst du trompettiste Eddie Henderson.


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