Michael Dease : Trombone colossus

Les chemins qui mènent les grands musiciens vers leur instrument de prédilection est parfois tortueux. Exemple avec Michael Dease qui, bien qu’il soit aujourd’hui le meilleur tromboniste de sa génération – et très probablement le meilleur tromboniste tout court – a débuté sa vie de musicien au saxophone alto. Né à Augusta en Géorgie, il prend ses premières leçons à l’âge de 11 ans. Lorsqu’il intègre, quelques années plus tard, le lycée artistique de sa ville de naissance, portant le nom de John S. Davidson, figure éducative historique locale, il n’a pas encore changé d’instrument. Ses modèles sont alors Grover Washington Jr. grand pourvoyeur de musique-sirop-pour-la-toux, et le poids lourd funk de l’alto, Maceo Parker. Le jazz est encore pour lui un corps étranger. Et un langage peut-être abscons. C’est une remarque en apparence anodine de sa mère qui va bouleverser ce parcours jusque là linéaire et convenu. « Tu ne peux pas jouer de l’alto, lui dit-elle un soir, sans avoir écouté Charlie Parker au moins une fois dans ta vie ». Louées soient les mères du monde entier. On ne sait jamais bien ce que donneront les graines que l’on sème en tant que parents. Des fruits parfois pourris ou de belles grappes juteuses. Le jeune altiste ne renvoie pas sa daronne aux 22 et s’exécute. Hélas, la musique de Bird le traverse sans même le faire frémir. Mais elle ne le rebute pas, ce qui était peut-être un début de quelque chose. Le temps fera le reste :  » J’ai vraiment tâtonné, explique-t-il, jusqu’à ce que j’entende Curtis Fuller jouer sur ‘Blue Train’. … J’étais alors saxophoniste, et à la fin de son solo sur ‘Blue Train’, j’étais devenu tromboniste ».

La métamorphose – magique – s’opéra donc chez Dease en moins de deux minutes. Le temps d’un solo, il est vrai, remarquable de concision, d’implication, de concentration. Le principe d’une métamorphose consiste en ceci qu’elle s’impose à celui qui lui survit. Elle ne procède pas d’un choix mais d’un processus naturel par lequel il faut bien passer. Une fois achevée, on ne peut guère que constater sa matérialité et vivre avec. Pas plus qu’un papillon ne peut continuer à ramper, Dease ne peut continuer à trimbaler son alto en faisant mine d’ignorer ce qui est advenu. Visiblement pressé, il opte pour l’autodidactisme. Se dégote un trombone en un battement de cils, enchaine aussitôt les gammes sur son nouvel instrument sans lassitude apparente. L’alto se morfond dans son étui, comme un vieux jouet dans un carton, fourré à la va-vite au grenier. Il appartient, il est vrai, à quelqu’un qui n’existe plus. Tous ceux qui l’entourent, confesse le tromboniste nouveau, le prennent pour un fou. Et peut-être l’est-il, fou. Au bout de 3 semaines seulement, Dease se confronte aux solos de Curtis Fuller et de J.J. Johnson. Reproduit. Pique ici des phrases, là des inspirations inconnues. Il joue chaque jour, dès le moindre temps libre. Cède en ce sens à ce qui ressemble à une pulsion de vie. A une urgence. Nietzsche appelle cela la volonté de puissance. On peut passer sa vie sans jamais rencontrer une réponse à ses aspirations. Ce ne sera pas le cas de Michael Dease.

Après un cursus à Juilliard, le tromboniste sorti de la chrysalide du hasard fait ses grands débuts au sein du grand ensemble du saxophoniste Illinois Jacquet, à qui il ne reste hélas que deux années à vivre. Le 3e millénaire vient de s’ouvrir. Il faut bien manger. Le trombone, il faut le dire, est au big band ce que l’enduit est à la rénovation de vieux murs. Un de ces ingrédients discrets qui sont en réalité parmi les plus indispensables. L’Histoire nous l’a maintes fois démontré. Entre Mingus et Juan Tizol, qui s’étaient courus l’un après l’autre en coulisses, armés de surins, en jurant de s’éventrer l’un l’autre, Duke Ellington ne manqua pas de choisir Tizol. Parce qu’il était un enduit et que l’on peut pas peindre sans enduit. Et peut-être aussi parce qu’il était à l’époque plus rare de trouver un bon tromboniste qu’un bon contrebassiste (ce qui est, d’ailleurs, toujours le cas). Après le big band de Jacquet, il y en aura donc d’autres : celui de Dizzy, celui de Christian McBride, celui de Charles Tolliver… Mais Dease valait déjà un peu mieux que les travaux d’enduit. Il avait aussi de la peinture en lui. Il était le gros œuvre, la couleur et les finitions. Au milieu des années 2010, le label Posi-Tone lui offre donc les clés d’une villa cossue.

Lorsque Michael Dease sort son premier disque pour le label californien, il a déjà enregistré plusieurs trucs. 5 disques pour être précis : en autoproduction, pour le petit label D-Clef qu’il a fini par monter de lui-même ou encore pour l’éphémère label de Wycliffe Gordon, autre tromboniste ayant de la suite dans les idées. Chez Posi-Tone, Michael Dease se voit offrir de la liberté – ce dont il ne manquait pas nécessairement – mais surtout des moyens. Pour ses débuts, dans le cadre de l’album Relentless, on lui octroie le privilège de diriger 26 musiciens : au gré de ses humeurs, qu’il s’agisse de dévoiler ses propres idées ou de réarranger à sa guise, surprenant à l’occasion, à l’image d’une reprise assez démente du Roppongi de Randy Brecker. Le tromboniste grandit à vue d’œil. En 2016, il semble en prendre conscience avec l’un des meilleurs albums de cette première phase, Father Figure, qui établit une passerelle directe entre ce qu’il doit aux grands maîtres (Bird, Grachan Moncur III…) et le rôle qui est désormais le sien vis-à-vis d’émergents dont les dents raclent le sol : le pianiste Glenn Zaleski, la contrebassiste Endea Owens ou l’altiste Immanuel Wilkins (présent sur 4 morceaux). Petit à petit, le musicien écrase la concurrence. La décennie 2020 sera pour lui. Outre les récompenses purement honorifiques (l’établissant comme le meilleur tromboniste plusieurs années de suite du prestigieux – quoiqu’accessoire – classement annuel du magazine Downbeat), Dease a pris de la bouteille. Et avec l’âge, une sagesse qui lui permet désormais d’épurer ses compositions. C’est sans doute cette sagesse qui lui permet de diriger, dans le cadre de son neuvième album chez Posi-Tone, la session la plus réussie de sa carrière. Best Next Thing est un titre ironique, assurément. On peut se permettre de l’être quand on n’a plus vraiment à se soucier de faire ses preuves. Quand on est assez établi pour ne plus avoir à s’inquiéter d’être supplanté par qui que ce soit ; ce qui finit toujours par arriver. Pour cette session, le tromboniste conduit un quartet de musiciens d’exception, le saxophoniste alto Rudresh Mahanthappa, la pianiste Renee Rosnes, le contrebassiste Boris Kozlov et le batteur Rudy Royston, sans oublier le trompettiste Alex Sipiagin, présent sur 3 morceaux. L’album s’ouvre sur la reprise incandescente d’une composition d’un illustre pair (Steve Turre), Rainbow People. S’ensuit Parker’s Brood, réminiscence bop pleine de malice de l’injonction fondatrice maternelle. Un peu plus loin, se niche une petite splendeur, One for Dease, composée par le trompettiste brésilien Claudio Roditi. La faveur d’un mentor pour celui qui, pendant 4 ans, fut l’un de membres les plus éminents de son ensemble, à la fin des années 2000. Et si l’on devait peut-être trouver un morceau emblématique, propre à illustrer les qualités ahurissantes de Dease, l’aimable auteur de ces lignes vous renverra à Horse Trading, cavalcade sur laquelle tous ces cadors glissent sans aucune difficulté.

Après une telle écoute, on ne peut guère que ressentir de la gratitude. Et c’est du reste ce qu’inspire cet homme dont la démesure instrumentale n’a d’égale que celle qui qualifie son gabarit. D’autant plus que Dease ne s’arrêtera pas là. Je m’en voudrais ainsi de terminer cet article sans vous recommander l’écoute de l’album Swing Low, paru en 2023, sur lequel Dease décide de remiser son trombone, au profit du saxophone baryton (sur lequel il excelle, bien sûr) ; ou encore celles des 3 volumes enregistrés par Dease pour le label Origin, au service des compositions d’excellence de Gregg Hill : The Other Shoe (2023) ; Found in Space (2024) ; City Life (2025). Contrairement à ce que nous font croire les vendeurs de mythologie : personne n’arrête les colosses.

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