Le 11 juin dernier, Brian Wilson était le dernier de sa fratrie à marcher vers la lumière. Aujourd’hui encore, sa stature comme son destin obscurcissent des pans entiers de la musique des Beach Boys. La faute aux biographes qui s’arrangent peut-être avec la vérité, à un entourage qui a trop souvent parlé à sa place, à un destin qui se prête aux lectures romancées.
Il arrive que la langue anglaise soit plus signifiante que les autres. C’est le cas avec le verbe overshadow ; verbe qui présente l’avantage de traduire une notion d’invasion bien plus forte que celle que l’on peut à peine deviner dans son inoffensif équivalent français : ombrager. Le choix du verbe overshadow est peut-être un choix paradoxal pour qualifier la place occupée par Brian Wilson au sein des Beach Boys, dans la mesure où, au sortir de 4 années de surmédiatisation et d’activités scéniques visiblement éreintantes pour son équilibre psychologique, il opta pour l’invisibilité, après s’être effondré en pleine tournée à la fin de l’année 1964. Mais les paradoxes ne sont pas, par définition, des emplois antinomiques. Ils procèdent d’une forme de justesse. La décision de Brian Wilson était d’ailleurs elle aussi paradoxale : elle était en elle-même une volonté assumée, née toutefois d’une contrainte (ou d’une limite). Toujours est-il que, dès le début de l’année 1965, les Beach Boys continuèrent à parcourir le monde sans Brian Wilson, avec Glen Campbell puis Bruce Johnston en guise de remplaçants. La tête pensante du groupe devint alors une absence, et cette absence le signe visible d’une disparition. L’ombre, provenant d’un corps effacé qui, lentement mais sûrement, allait s’étendre à l’ensemble du groupe.
Légendes manufacturées
Il n’est pas facile de savoir comment les fans réagirent à cet évanouissement. Je n’ai pas trouvé de renseignements précis sur ce point. Rien ne me permet du reste d’affirmer que Brian Wilson fut le préféré des fans de l’époque. Ou l’un de leurs préférés. Les voix des Beach Boys étaient interchangeables, sans doute parce qu’elles partageaient pour la plupart le même patrimoine génétique, ce qui contribuait en grande partie bien sûr à leur signature sonore. D’un strict point de vue plastique – c’était une donnée triviale mais importante pour le très jeune public des Beach Boys au tout début de leur carrière – seul Dennis Wilson présentait un physique avantageux ; Dennis et Brian étaient d’aimables rondouillards, Al Jardine avait le visage, à la fois indécis et anguleux, d’un éternel prépubère, Mike Love, déjà dégarni à 23 ans, avait au contraire le physique d’un directeur financier s’encanaillant en chemisette et bermuda. Il n’est pas certain, enfin, que beaucoup de ceux qui aimaient les Beach Boys à l’époque s’intéressaient tout particulièrement à celui qui concevait le plus gros de leur matériau ; mis à part Don’t Worry Baby, petite splendeur directement inspirée du Be my Baby du trio Phil Spector/Jeff Barry/Ellie Greenwich, et interprétée par les Ronettes, le groupe n’avait pas encore revu ses ambitions artistiques à la hausse. Ou n’avait pas encore trouvé le moyen de concrétiser ces ambitions ; ce qui, du point de vue du public, revenait au même…

L’activité des Beach Boys sur scène était démentielle au milieu des années 60 ; et on comprend qu’elle ait pu être de nature à épuiser les forces de Brian Wilson. En 1965, le groupe se produisit 125 fois, quasi exclusivement aux Etats-Unis. En 1966, il donna 155 concerts, retournant notamment en Europe, deux ans après avoir offert au vieux continent un peu plus d’une dizaine de prestations : au Royaume-Uni, en France, en Allemagne, en Italie et en Suède. C’est à cette occasion, suppose-t-on, que la partie la moins informée du public européen constata la disparition de Brian Wilson. Pendant ce temps-là, comme chacun sait, le nouveau reclus fabriquait Pet Sounds dans son coin. Un an lui fut nécessaire pour fignoler l’ensemble, avec le soutien des musiciens du Wrecking Crew, de sorte qu’entre deux tournées, Dennis, Carl, Al Jardine et Mike Love n’eurent plus qu’à débarquer en studio pour poser leurs voix. Plus ou moins. Et Pet Sounds fut ainsi lancé sur le marché le 16 mai 1966. D’un point de vue discographique, entre la désertion de Brian Wilson et cette parution, la discographie des Beach Boys s’enrichit (en plus des tournées à rallonge) de 3 albums, réalisés plus ou moins sous la contrainte. Beach BoysToday!, enregistré entre le milieu de l’année 64 et le tout début de l’année suivante, sortit en mars 1965, et constitua un début de rupture stylistique intéressant. Avec une structure s’inscrivant dans les débuts de l’ère LP naissante (une face A rythmée, une face B constituée de ballades) et quelques morceaux à la fois plus complexes et lumineux, à l’image de She knows me too well. 4 mois plus tard, les Beach Boys devait remplir à nouveau les bacs des disquaires avec Summer Days and Summer Nights (uniquement distribué aux Etats-Unis dans un premier temps). L’album fut conçu sous la pression des pontes de Capitol, insatisfaits des ventes de Today, et exigeant un retour à l’identité première, légère et insouciante du groupe. Les frères Wilson et les autres se tirèrent plutôt bien de ce merdier en offrant au public quelques jolies chansons (California Girls ; Let Him Run Wild). Capitol toujours exigea enfin un disque de vacances pour la fin d’année. Un poil secs, les gars investirent les studios Western, inventèrent une fausse représentation live acoustique et livrèrent Party! Une anecdote discographique et, peut-être, allez savoir, une salutaire respiration.
Le seul réel répit octroyé à Brian Wilson pour en finir avec Pet Sounds s’étala donc sur quelques mois, entre septembre 65 et avril 66. Sur l’année entière mise à profit pour confectionner un album qui devait faire basculer les Beach Boys dans une autre dimension, il dut faire ainsi contre mauvaise fortune bon cœur, en trouvant des moyens de satisfaire aux exigences d’un label peu intéressé par les ambitions artistiques du groupe, en amadouant les 4 autres, sans cesse en tournée, et n’ayant plus que des jugements d’inspecteurs de travaux finis à laisser derrière eux avant de filer à l’aéroport.
Pet Sounds fut-il un échec commercial comme on ne cesse de nous le répéter ? Dans les faits, l’album ne s’est pas si mal vendu : il a atteint la 10e place du Billboard 200 américain l’année de sa sortie, a frôlé la première place au Royaume-Uni. Les singles ont eux aussi bien marché. Deux d’entre eux ont atteint le top 10 : Sloop John B. (n °3), Wouldn’t It Be Nice (n° 8). God Only Knows, la merveille des merveilles, qui n’était au départ que la simple face B de Wouldn’t It Be Nice, parvint à décrocher une très honnête 39e place, Caroline, No se hissa à la 32e. Pet Sounds ne fut peut-être pas un raz-de-marée commercial ; si l’on compare ses ventes à celles de Rubber Soul. Sans doute déçut-il les attentes des membres du groupe et de Brian Wilson en particulier qui ambitionnait de se confronter – il n’y a pas lieu d’en douter puisqu’il en témoigna lui-même – aux 4 de Liverpool. Sans doute suscita-t-il une part de doute chez Capitol qui espérait à l’évidence un retour sur investissement plus massif et la formation d’un rempart efficace contre la British Invasion. Mais ni la déception des membres du groupe, ni la cupidité des services marketing de leur label ne peuvent effacer ces chiffres qui auraient satisfait un paquet de groupes bien moins lotis de l’époque. Plus le temps passe, plus cette lecture – qui prend opportunément appui sur les considérations (parfois intimes) des protagonistes au détriment des faits – ne semble plus en fin de compte qu’une astuce biographique – certes bien rabâchée – conçue pour faire de Pet Sounds l’une de ces œuvres révolutionnaires qui ont été boudées par le public et dont on aurait mesuré la grandeur a posteriori. Elle épouse en tout cas très opportunément une narration rétrospective, dépeignant Brian Wilson en compositeur incompris, fragilisé par l’échec, avant d’être bousillé par une consommation de LSD incompatible avec son trouble de la personnalité. Cette histoire n’est ni complètement fausse, ni totalement vraie. Mais elle fait les affaires de ceux qui la racontent.
Extension du domaine de l’ombre…
Mes moyens d’investigation étant limités, il ne m’est pas possible de trouver la première occurrence dépeignant Brian Wilson en génie. Murry, le père des 3 frères Wilson (et manager des Beach Boys pendant leurs premières années), dont tout le monde s’accorde à dire qu’il fut un tyran, tenant, selon les témoins, tantôt du pervers narcissique, tantôt du frustré en quête d’un succès artistique par procuration, est sans doute le premier à avoir lâché ce qui ne pouvait qu’être une bombe à fragmentation au milieu de l’unité fragile des 5 membres du groupe. Tous ceux qui firent partie de l’entourage de la famille Wilson ont attesté que Brian présentait, enfant, des prédispositions particulières, voire innées pour la musique. Pas une de ses biographies n’omet de mentionner qu’il était capable, dès le plus jeune âge, de reproduire des mélodies plus ou moins complexes à l’oreille. Une autre version – un peu cheap – des légendes qui circulent sur le rapport inné qu’entretenait l’enfant Mozart avec la musique dès l’âge de 4 ans. Nous ne doutons pas de ces témoignages, même de celui de Murry Wilson qui, sans aucun doute, perçut l’opportunité d’offrir aux biographes de la matière propre à faire de l’ainé de ses 3 garçons un génie mystérieusement élu par la providence. Ces prédispositions sont toutefois moins rares qu’on ne le pense. Elles pullulent dans les conservatoires.

Brian Wilson était-il un génie ? Cette question n’est pas très intéressante en fin de compte. En voilà une qui l’est davantage. Comment vit-on à côté d’un génie (manifeste ou à la réputation fabriquée) ? Plutôt bien, sans doute, quand on partage sa vie amoureuse ou qu’on ne fait que l’accompagner sur un sentier plus ou moins sinueux ou escarpé. Il ne s’agit que de s’émerveiller. Peut-être un peu moins quand on partage avec lui une aventure commune, au sein de laquelle il faut bien se trouver une place. Dans l’histoire des Beach Boys, le supposé génie de Brian Wilson a une fonction narrative. Elle documente l’assertion de ceux qui pensent – bien qu’il s’agisse d’une absurdité (1) – que le génie ne peut être que le fruit d’une sorte de désordre mental. Dans le cas des Beach Boys, cette même assertion permet aussi d’identifier des héros et des vilains (pour reprendre le titre de l’un des morceaux phares de Smile, la grande œuvre avortée de Brian Wilson). Brian Wilson est le génie, victime des autres comme de lui-même, sur lequel on pourra s’apitoyer. Mike Love décroche le rôle du méchant terre-à-terre ; ou, celui du jaloux bien mesquin. Hors de cet axe romanesque, les autres ne sont plus que des figurants : Carl Wilson est le gentil qui arrondit les angles, Al Jardine la plante verte et Dennis Wilson, le frangin débile et inconséquent. Du Dostoïevski sur la plage et sous le soleil en quelque sorte… L’Ocean Front Walk de Venice Beach en guise de Perspective Nevski. Cette histoire n’est ni complètement fausse, ni totalement vraie. Mais elle fait les affaires de ceux qui la racontent.
Ténèbres boulimiques
Toutes ces histoires, tordues pour épouser des causes tout à fait extérieures à celles qui motivaient Brian Wilson d’un côté et les autres membres des Beach Boys de l’autre – sans parler de celles qui les réunissaient – ont contribué à obscurcir la réalité d’un collectif plus exceptionnel qu’on ne le pense. Quand les ténèbres eurent achevé leur conquête, elles fondirent du reste sur la seule petite principauté qu’elles n’avaient pas encore envahie ; à savoir Brian Wilson lui-même. Son ombre ne lui appartenait plus. Cette Némesis que devint pour lui le projet Smile s’associa à cette entreprise au-delà de ses espérances. Ce fut par la suite une autre histoire tordue à l’intérieur d’une autre, qui fit le gras des biographies.
Brian Wilson est une sorte de malentendu durable. Il suffit de lire les nombreuse nécrologies qui ont fleuri à l’annonce de sa mort ; ressassant les mêmes passages obligés, les mêmes clichés jusqu’à la nausée, les mêmes sempiternelles références à Gerswhin, aux Four Freshmen, au mur de son de Phil Spector ou encore à la British Invasion ; ce que n’évite pas non plus cet article, tout en essayant d’adopter un brin de lucidité. Que cache ce malin plaisir, aboutissant à ne dépeindre invariablement Brian Wilson qu’à travers la somme de ses échecs : l’échec commercial – bel et bien relatif – de Pet Sounds, sa déroute psychologique, le marasme quasi-tragique des interminables sessions Smile, l’histoire par le menu de ses montages obsessionnels de fragments vocaux, musicaux, sonores, ne menant à rien. Ces histoires ne sont bien sûr ni totalement fausses, ni complètement vraies. Et elles font les affaires de ceux qui les racontent. Mais elles disent hélas en fin de compte davantage sur les biographes que sur Brian Wilson lui-même.
C’est peut-être en abordant, me semble-t-il, avec plus de simplicité ces petites merveilles que sont Don’t worry Baby, God Only knows, Good Vibrations, Surf’s up, que l’on pourra s’affranchir des sentiers que l’on a balisés pour nous. Nous y parviendrons aussi, en révisant la contribution des autres membres ; en réécoutant avec attention et bienveillance les albums réalisés par le collectif en dépit d’un Brian Wilson très amoindri – Sunflower ou le très mésestimé Holland – que l’on pourra rendre justice à chacun. Brian Wilson nous a comme toujours devancé : en cessant d’être une ombre dévorante, en s’élevant vers ce que l’on espère être la lumière la plus irradiante. Qu’importe de savoir s’il était un génie, son propre piège, la machine pensante dans l’ombre, qu’importe ceux qui, à travers la nécessité de raconter une histoire, ont souvent travesti la vérité. Après tout, comme le dit la chanson : Dieu seul sait…
(1) Une littérature abondante existe à ce sujet. Je ne résiste pas à la tentation de partager avec le lecteur cet article scientifique, écrit par Robert Stefano Belli (alors étudiant en psychologie à Oxford, d’après ce que je peux en déduire) et intitulé : Analyse psychobiographique de Brian Douglas Wilson – Créativité, drogues et modèles de troubles schizophréniques et affectifs.
