Des totalitarismes du 20e siècle, le fascisme italien est sans doute le plus protéiforme. Principalement parce que même s’il a bien procédé d’un socle idéologique constitué – gravé dans un marbre friable à deux mains par le syndicaliste Alceste De Ambris et le fondateur du courant futuriste, Filippo Tommaso Marinetti, dont le texte fut par ailleurs soutenu par 250 intellectuels signataires, parmi lesquels on retrouvait Curzio Malaparte – il s’est avant tout construit sur la boue fumante d’un agglomérat de réactions, de vexations et de révoltes, parfois contradictoires les unes les autres. Ce qui explique sans doute la durée de vie éphémère du Manifesto degli intellettuali fascisti qui fut rapidement enterré en grande pompe ; c’est-à-dire à la suite d’une énième logorrhée performative de Benito Mussolini devant un parterre d’arditi ne rêvant de toute façon que d’en découdre avec la terre entière.
Protéiforme, le fascisme le fut aussi parce qu’il épousa la courbe – relativement progressive – d’un durcissement. De la même façon que du fascisme farouchement anticlérical des origines naquit paradoxalement les Accords de Latran, le fascisme opéra un glissement en sens inverse que rien ne laissait vraiment présager (sauf pour ceux qui étaient doués de bonnes capacités de déduction), au-delà du culte de la violence qui constituait son épicentre viscéral. Le fascisme des années 20 n’avait pas de penchant antisémite évident, au-delà de quelques marginaux. En 1938, après une lente désagrégation des rapports entre les juifs et le fascisme, les leggi raziali virent tout de même le jour. Et elles en condamnèrent beaucoup, y compris parmi les soutiens juifs du fascisme originel. La lecture du roman de Giorgio Bassani, Le Jardin des Finzi-Contini raconte, de l’intérieur pour ainsi dire (voire de l’intime) ce pan de l’histoire italienne. Ce livre est une fiction ; mais il conte, comme tous les grands romans, une histoire vraie d’une certaine manière.
Le fascisme ambitionnait également d’influencer les arts et la culture, tendance assumée qui s’affirma sous l’égide de l’une des maîtresses de Mussolini, Margherita Sarfatti (jusqu’à ce que les lois raciales l’obligent à fuir elle aussi, en sa qualité de femme juive, quoiqu’elle fut sans doute tombée en disgrâce quelques années avant leur promulgation). Le fascisme était une bactérie qui ne voulait épargner aucun organe. On pouvait toutefois être musicien de jazz sans craindre de passer par le très fasciste supplice de l’huile de ricin. Bien sûr, le fascisme ne considérait pas le jazz comme une musique convenant aux bonnes mœurs italiennes. Mais il fallut du temps pour que ce qui ressortait jusque là du simple débat artistique entre critiques bien ou mal embouchés se transforme en lutte de principe, morale et idéologique, puis, enfin, en législation autoritaire. Si l’anti-américanisme compulsif du fascisme lui permit d’affuter sa première charge anti-jazz, c’est aussi en se découvrant antisémite que le régime passa des circonvolutions mentales aux actes. Cette folie avait, comme la plupart des folies, une forme de logique ; ou elle cherchait en tout cas à s’en doter.
En 1939, l’organe de presse fasciste, Il Popolo d’Italia, prit appui sur cette haine additionnelle toute fraiche pour appeler de ses vœux la mise en place d’une culture italienne autarcique ; une des nombreuses idées absurdes de ces désœuvrés de l’intelligence, que l’un des plumitifs du quotidien explicitait de la manière suivante : « Le judaïsme vise simultanément à accumuler de l’argent et à brutaliser l’humanité… la musique jazz moderne est l’une des armes juives les plus fortes et les plus sûres. Avec quatre notes de musique… [Arf…] les Juifs d’outre-atlantique ont réussi à détruire le sens artistique de nombreuses personnes et à accumuler des millions [Arf bis] ; mais il est désormais temps pour le peuple italien d’élargir sa sacro-sainte campagne raciale dans ce domaine également… ». En 1942, la législation raciale d’une Italie fasciste qui s’apprêtait à vivre son agonie s’élargit donc. Les juifs furent exclus de l’industrie du divertissement. Leurs œuvres furent interdites. Une commission fut en outre créée, avec pour mission « de compiler et de mettre à jour les listes d’auteurs et d’artistes interprètes appartenant à la race juive ».
Le jazz ne fut jamais nommément interdit. Attaqué, stigmatisé, oui. Interdit, non. Mais la fièvre raciste du régime, combinée à son absurde volonté de couper la culture italienne de toute influence extérieure, relativisait de facto la liberté des musiciens de jazz. Les musiques noires, quant à elles étaient purement et simplement effacées, décrétées personæ non gratæ des ondes, accusées – entre autres fadaises – de corrompre une jeunesse appelée à un destin autrement plus glorieux ; au sein duquel l’individu n’était cependant qu’un petit fragment de l’indistincte masse argileuse à modeler pour l’édification, après passage au four, du fantasmatique homme nouveau. A ce titre, ces quelques mots, extraits d’une lettre adressée par un timbré à l’organe de communication de la RAI, au milieu des années 30, sont éclairants : « Le jazz, écrivait-il, est une musique grasse, une musique qui ramollit la moelle épinière, une musique qui suggère la douceur et la luxure. »
Une musique qui ramollit la moelle épinière. Cette phrase à elle seule suffirait à réfuter le propos de ceux qui virent dans les lois raciales italiennes une forme d’opportunisme cynique plutôt qu’un engagement raciste sincère, si l’on puit dire. L’image et tout ce que présuppose son emploi parlent d’eux-mêmes.
Slalomer au beau milieu de cette jungle de permissions et d’interdits, de nuances réglementaires hypocrites, de délires et de fantasmes navrants, d’Œdipe mal soignés et de frustrations visqueuses, d’ignorances satisfaites pour résumer, ne devait être ni facile, ni confortable. Mais c’est bien de cet environnement mortifère et plus vide que le néant lui-même qu’émergèrent de grands noms du jazz italien (oubliés ou non) comme le trompettiste Nunzio Rotondo, né à Palestrina, deux années après la conquête fasciste du pouvoir, et donc tout jeune adulte à l’heure de faire son apprentissage musical, lorsque le fascisme se décida à devenir plus hermétique, grotesque et buté qu’il ne l’était à l’origine.
Palestrina n’est qu’à une quarantaine de kilomètres de la capitale. C’est donc à Rome, au sein du Conservatoire Santa Cecilia, place forte artistique du Campo Marzio, que le jeune Rotondo fait son apprentissage. Il y étudie son instrument de prédilection, la trompette, mais aussi le piano, dans le cadre d’un cursus complémentaire obligatoire. Un peu avant la fin de la guerre – à l’âge de 19 ans – il intègre l’orchestre de la seule entité radiophonique autorisée à diffuser sous l’Italie fasciste : l’E. I. A. R. (pour Ente Italiano per le Audizioni Radiofoniche). Nous sommes en 1943. Et comme nous l’avons dit, il n’est pas question pour cet orchestre de jouer du jazz. En tout cas d’en jouer sans assaisonnement. Peut-être encore moins que les autres du fait de son statut institutionnel. Mais on y trouve une palanquée de musiciens de jazz locaux (ultra-talentueux) qui endorment leurs envies de galop à l’éther de la nécessité de subsister dans un pays exsangue. C’est le cas du pianiste Armando Trovajoli (futur grand pourvoyeur de bandes-sons pour le cinéma de genre italien), né 7 ans avant Nunzio, qui muscla son jeu au sein d’ensembles qui étaient passés maîtres dans l’art d’accommoder le jazz aux exigences des réglementations fascistes absurdes entre le milieu et la fin des années 30. Autant de groupes qui, à l’image des orchestres de Sesto Carlini, de Piero Rizza ou de Carlo Zeme, adaptaient sournoisement les standards américains, via quelques menus réajustements harmoniques et quelques habiles traductions. Qui pour s’en rendre compte ? Certainement pas cette armée d’imbéciles claque-talons que le fascisme avait récompensée pour violences rendues, à la faveur d’un système de gratification pour gagne-petits médiocres, trop heureux de récolter quelques miettes de micro-pouvoir.
A ce stade de l’exposition contextuelle du jazzland italien précédant l’après-guerre, il serait logique que vous vous demandiez si le régime fasciste n’avait pas mieux à foutre que de s’occuper de la pureté culturelle d’un pays en plein conflit mondial, et, qui plus est, après plus de deux décennies d’un pouvoir qui avait éreinté jusqu’à ceux qui l’exerçaient sans partage. La question est rhétorique : le régime mussolinien aurait en effet dû prendre conscience qu’il avait d’autres chats à fouetter. Sans doute sentait-il cependant sa fin imminente. Dans pareils cas, les totalitarismes, qui ne sont en fin de compte que de grandes névroses collectives, et qui ne sont en ce sens régis que par une suite de réflexes déterminés, ne connaissent que deux mécanismes réactifs. Ils peuvent se ramollir, ouvrir en leur sein des brèches qui seront bientôt élargies par tous ceux qui aspirent à la liberté. Ils peuvent tout au contraire se durcir, et exciter par la même l’irrépressible besoin de revanche d’une population à bout de nerfs. Ces deux mécanismes ne sont pas que défensifs : ils dévoilent aussi des tendances suicidaires qui sont en fin de compte constitutives des totalitarismes. Nous connaissons la suite de l’Histoire. Les fascismes tombèrent les uns après les autres. En Italie, après le débarquement des troupes alliées en Sicile en juillet 43, l’occupation du nord du pays par l’Armée allemande, ce dernier râle glaireux que fut la République de Salo, le fascisme s’acheva dans une grande boucherie païenne. Mussolini avait réduit l’Italie à sa seule personne ; le peuple réserva donc la majorité de ses coups à son cadavre, dans l’espoir d’une illusoire rétribution. Toujours est-il que ce qui avait été contenu, maquillé, travesti pouvait désormais apparaitre en pleine lumière, sans le moindre fard. Le bop italien pouvait enfin respirer et poser plus solidement les bases d’un artisanat local pérenne. Nunzio Rotondo, parmi d’autres aventuriers enfin libres, pouvait désormais dégueuler toutes les notes qui s’étaient agglomérées sous forme de briques dans son estomac.
Le bop italien a germé sous le bitume fasciste. Et c’est peut-être pour cela qu’il est devenu la marque de fabrique durable du jazz local. En obligeant les musiciens de jazz italiens à maquiller leur jazz, le fascisme a créé un monstre – ou ce qui, de son point de vue, en était un. Le pur produit d’un métissage entre la culture mélodique à l’italienne et le bop afro-américain. Une sorte de cool jazz plus direct, plus sonore, naturellement inspiré du patrimoine mélodique constitué par les opéras de Verdi, de Puccini et par les chansons traditionnelles des différentes régions de la botte. Cette particularité locale n’a toujours pas disparu. Elle a survécu au fascisme originel, survivra sans aucun doute à ses remugles contemporains et même à toutes les saloperies que l’on pourra entendre au festival de Sanremo.
La liberté est un bienfait. Il n’est pas permis douter. Mais elle possède une face sombre. Après-guerre, tout ce qui vécut sous la contrainte se relâcha aussitôt. Mais pour les musiciens de jazz de l’époque, la liberté constituait aussi la découverte d’un monde où il devenait nécessaire de prendre en main son propre destin, trouver soi-même les moyens de vivre de son art. A Rome, on s’organisa en fondant le Hot Club, dont Nunzio Rotondo était du reste l’un des membres les plus appréciés. Pour d’autres, l’exercice de la liberté était plus ambivalent. Le pianiste Romano Full – qui utilisa longtemps ce pseudonyme pour ne pas rebuter le public, dans la mesure où il était né de l’union de Rachele Guido et de Benito Mussolini (que chacun mesure l’ironie de l’histoire) – fut contraint de descendre en Campanie pour intégrer le quintet du chanteur Ugo Calise. Rotondo, quant à lui, ne ménageait pas ses efforts.
Nous sommes en 49 et le trompettiste assure sa réputation au volant d’ensembles qu’il dirige avec bonhomie. A l’automne, il profite de la venue de Louis Armstrong en Italie [NdA : Après avoir donné plusieurs concerts à Milan, Trieste et Turin, Armstrong atterrit à Rome le 25 octobre. Il se produit le soir même et le suivant au théâtre Adriano. Le 28, il accepte de faire une apparition, avec son orchestre, dans le film de Mario Soldati Botta e Riposta. Le 29, avant de partir pour Naples, il joue devant une audience choisie, présidée par le Pape Pie XII] pour jammer avec les cadors. Il reproduira ces impromptus avec les orchestres de Benny Goodman et de Duke. Mais l’essentiel est ailleurs. Nunzio n’a pas la malchance d’être le rejeton du dictateur offert en pâture à une populace chauffée à blanc par plus de deux décennies de violence et d’humiliation. Le sextet qu’il bricole au début des années 50, au sein duquel on retrouve Franco Raffaelli (saxophone alto), Ettore Crisostomi (piano), Carlo Pes (guitare), Carletto Loffredo (basse) et Gil Cuppini (batterie) popularise le bop comme le cool à la vitesse du son. Et au-delà de la botte, quand la formation se produit par exemple au Salon du Jazz, à Paris, en mars 52. Rotondo n’est pas seulement libre ; il est alors déchainé. L’industrie discographique l’est hélas beaucoup moins. Les galettes enregistrées par le trompettiste durant ces années là ont ainsi logiquement disparu des radars ; exemple avec ces deux sessions de mars 52, baptisées Stelle Filanti et Pol City, ou encore avec la matière enregistrée un an plus tard avec son collectif baptisé Cool Stars, dont il ne nous reste que quelques fragments, compilés sur quelques éditions du label EMI, au cours des années 60.

Rotondo n’était pas un rat de studio, il faut l’avouer. Il conserva les habitudes prises durant l’ère fasciste. Peut-être parce qu’elles lui semblaient à la fois plus évidentes et faciles. L’essentiel de sa pitance, le trompettiste laziale la tira ainsi d’une activité radiophonique intense et d’une disponibilité scénique inconditionnelle. La sortie récente d’une anthologie confectionnée par les soins du label Fresh Sound ne pouvait être en ce sens qu’accueillie favorablement. Elle donne une idée, en tout cas, du talent peu commun de Rotondo durant les années 50. 3 bouts de session sont ici recueillis. La première (par ordre d’apparition sur cette réédition) nous renvoie à un album de Romano Mussolini (qui avait consenti entretemps, sur le conseil d’amis bienveillants, à reprendre possession de son lourd patronyme) : galette-collection proposant des associations du pianiste, tantôt avec la chanteuse Lilian Terry, tantôt avec Nunzio Rotondo. Les autres morceaux proviennent de sessions qui produiront la matière générale de l’album The Artistry of Nunzio Rotondo, édité en 59 par la branche italienne de la maison RCA. Rotondo y multiplie les formations : en quartet, quintet et sextet. Les deux derniers morceaux sont de véritables archives en tant que telles puisqu’ils donnent à entendre Rotondo, à la direction de deux de ses ensembles, en live au début de l’année 58, à l’occasion de la 3e édition du festival de jazz de Sanremo [à ne pas confondre avec son célèbre cousin monstrueux, né à l’ère émergente de la variété toute-puissante ; monstre qui eut au moins le mérite de provoquer, en réaction, la création – à la fois drôle et tout à fait sérieuse – de l’un des mouvements musico-littéraires engagés les plus étonnants de l’histoire culturelle italienne : Cantacronache].
Nous ferons l’impasse sur l’histoire de ce fascinant mouvement foutraque – bien que cela me démange d’en dire plus. Nous ne la ferons pas sur la qualité des titres proposés : version en quintet, dingue de classe et de nonchalance, ténébreuse juste ce qu’il faut, du Bag’s Groove de Milt Jackson ; chevauchée, brides bien serrées, sur le Scrapple from the Apple de Charlie Parker (mettant en valeur la belle maîtrise du baryton Gino Marinacci) ; volée haute de compositions personnelles dénuée de déchets (De Concilio, Noi e Lord, Epiphone…). Les deux prises live, en dépit d’un son approximatif, sont également enthousiasmantes ; elles montrent, encore une fois, le germe qui établit l’évidente filiation unissant toutes les générations de bopeurs italiens.
Il y aurait sans doute encore pas mal de choses à raconter sur Nunzio Rotondo : sa collaboration avec Gato Barbieri durant les années 60, son choix délibéré de ne pas céder aux sirènes internationales pour ne pas rompre avec un ancrage local qui lui tenait à cœur, son travail intense auprès de la RAI ou sa participation non négligeable à ce qui constitua (à partir de la fin des années 50 jusqu’à la seconde moitié des années 60) l’âge d’or du jazz au sein de l’écosystème radiophonique italien, avec des émissions comme Ballate con Nunzio Rotondo ou Appuntamento con Nunzio Rotondo, son apport – comme nombre de musiciens italiens – à la création de soundtracks du cinéma tricolore. Il faut savoir s’arrêter.
