Dieter Ilg : l’âme transfrontalière

En 2015, une étude canadienne affirmait sans trop de précautions que la capacité d’attention de l’être humain, sous l’influence des nouvelles technologies et des écrans (entre autres choses), était devenue inférieure à celle du poisson rouge, estimée à 8 secondes. Il y avait de quoi s’inquiéter et de quoi dire sur la régression du genre humain en proportion de la croissance de ses moyens. Nous savons désormais – et c’est heureux – que cette étude manquait d’exhaustivité, de cohérence, et donc de sérieux ; quand bien même ses conclusions étaient devenues, entretemps, un poncif investi sans précaution par un bataillon de journalistes paresseux et d’essayistes déclinistes autoproclamé. L’étude manquait du reste sa cible : car il existe sans nul doute une capacité inférieure en durée à celle qui mesure l’attention du poisson rouge : notre capacité d’émerveillement. L’être humain s’adapte à tout – c’est ce qui fait sa force et son pouvoir de nuisance. Nous pourrions ajouter qu’il s’habitue également à tout : à la beauté, au génie ou à la grandeur, comme si ces choses là étaient somme toute banales. Sa propension à galvauder cette terminologie est un des indices de cette assertion. Nous convoquons la beauté pour qualifier des choses qui sont, au mieux, agréables au regard. Nous avons recours au champ sémantique du génie pour qualifier les œuvres les plus communes. L’être humain ne peut s’empêcher de trainer son propre langage dans la boue. Passée la fulgurance de son émerveillement, il sillonne le monde en ne faisant attention à rien, à la manière d’un automate débile au sein duquel rien ne palpite ; ni sang, ni sentiment.

Nous avons des devoirs vis-à-vis de l’art et des artistes. En voici quelques uns : affuter notre capacité à reconnaitre, évaluer, discriminer (dans le bon sens du terme), mais aussi produire un effort constant afin de ne pas verser, en moins de temps qu’il n’en faut au poisson rouge pour se trouver un nouveau centre d’attention, dans une coupable indifférence.

En musique, la grandeur est une rareté. Si elle ne l’était pas nous ne serions pas en mesure de distinguer ce qui est grand de ce qui est banal ou médiocre. Dieter Ilg, 64 ans, natif d’Offenburg (et donc né, en vertu de la situation géographique de sa ville de naissance, avec l’habitude de passer d’une frontière l’autre), est un grand musicien. Tout cela pour ça vous allez me dire. Et oui, tout cela pour ça. Personne ne nait grand cependant. La grandeur n’est pas innée. Ce qui est grand a nécessairement été petit, de la même façon que tout ce qui s’étend a commencé par être contracté. C’est à 13 ans que Dieter Ilg porte son dévolu sur la contrebasse. Précocement découvert par le saxophoniste bavarois Josef « Joe » Viera, il intègre l’Université de musique de Fribourg. Il y étudie le répertoire classique, sous l’enseignement de Wolfgang Stert, avant de partir pour les Etats-Unis en qualité de bénéficiaire du programme Fullbright (le plus prestigieux programme d’échanges éducatifs internationaux) où il suit un cursus copieux à la Manhattan School of Music. Parmi ses professeurs de l’autre côté de l’Atlantique : Ron McClure, Eddie Gomez, Miroslav Vitouš… Autant de maîtres de haute volée. Ilg affute ensuite ses armes en tant que sideman : aux côtés de Viera, de Randy Brecker, du guitariste Nguyên Lê – pour ne citer que quelques noms. Il s’émancipe en 1991 avec l’album Summerhill. Mais c’est à partir de la fin des années 2000 – si l’on met de côté sa collaboration loin d’être inintéressante avec Marc Copland au début des années 90 – que sa production personnelle s’intensifie, avec la mise à profit des deux enseignements de très haut niveau dont il a bénéficié.

Car c’est en travaillant le répertoire classique qu’Ilg se distingue du lot commun. Sans doute parce qu’il a précisément réussi là où la plupart avaient échoué. Le classique et le jazz ne font pas souvent bon ménage. Leur dialogue a été fructueux quand les grands innovateurs des années 50 et 60 se sont appropriés les principes de Bach, Debussy, Ravel… Ils se sont mal assortis quand les musiciens classique se sont essayés de manière désastreuse, maladroite dans le meilleur des cas, à l’improvisation, ou quand les musiciens de jazz ont recouvert les pièces classique les plus rabâchées d’un vague vernis jazz. Ilg est l’un des rares musiciens à planer au-dessus de ce maelstrom d’échecs navrants et d’entreprises anecdotiques. Dès son premier essai, en 2010, le contrebassiste transfigure les sommets tragiques de l’Otello de Verdi. Sans aucune pesanteur. Sans ce mauvais goût qui semble invariablement engluer ce genre d’entreprises. Peut-être parce qu’il ne joue pas, lui, qu’il ne se contente pas de relever un défi didactique. Ces deux musiques que sont le classique et le jazz (que l’on me pardonne l’emploi de ces termes génériques) font à l’évidence vibrer les cordes sensibles d’Ilg. En bon transfrontalier, il n’est d’aucun univers, ou serait plutôt ressortissant de ces deux terres qui ont des communs mais que tout s’acharne à séparer (un peu comme les amants d’Otello du reste…).

Quelques années plus tard, Ilg transfigure le Parsifal de Wagner. Encore une fois, la réussite est quasi totale. Ilg a cette capacité de saisir la beauté des pièces qu’il investit. Il peut aussi déconstruire quand le cœur lui en dit. Sa relecture de l’opéra arthurio-wagnerien évolue ainsi entre ceux deux approches. En 2015, Ilg atteint un sommet en s’attaquant au monolithe Beethovenien. Ces terres étaient dangereuses : la musique de Beethoven offre de mauvaises prises aux musiciens de jazz. L’exploit du contrebassiste allemand consista en ceci qu’il parvint à coller à la structure mélodique de chaque pièce choisie tout en faisant preuve d’une modernité surprenante. Son rapport avec la musique du maître allemand révélait – à l’image de son titre, Mein Beethoven – quelque chose d’intime, d’intérieur, d’introspectif. C’était là la clé de cette entreprise merveilleuse.

10 ans plus tard – après avoir aussi disséqué la musique de Bach (en 2017), celle de Ravel (en 2022), proposé aussi une exploration de ses influences à travers un recueil de compositions évocatrices (en 2022 également) – Ilg voulait peut-être prendre le temps de réfléchir au sens caché du chemin parcouru. En revenant vers ses racines. L’identité, je l’ai souvent écrit, pose un problème à tout être humain. Elle nous place en face d’un choix : adapter notre taille à celle du bocal au sein duquel on se morfond, pour reprendre l’image du poisson rouge, ou comprendre que nous sommes le produit d’une histoire mais aussi le produit d’une construction. C’est ce questionnement existentiel que résout Motherland, dernier album en date du contrebassiste allemand. Et de la plus juste des manières. C’est-à-dire en proposant une approche composite.

D’emblée, l’ouverture peut ainsi déstabiliser : une marche en forêt noire (Schwarzwaldfahrt) qui, si elle rappelle à l’auditeur les origines du musicien, n’en convoque pas moins un univers qui, quant à lui, semble à mille lieux de l’imagerie parfois quasi mystique qui entoure ce massif. A sa manière, ce morceau pose, en guide de chemin de traverse, le concept spirituel et musical de l’entreprise : une balade (turbulente) qui affiche l’unité de son assemblage (le pianiste Rainer Böhm et le batteur Patrice Héral, collaborateurs fidèles de Dieter Ilg depuis son travail autour de l’opéra verdien, auxquels s’ajoute le claironnant trompettiste Till Brönner), des principes d’évocation personnelle plutôt qu’un recours aux poncifs, une célébration exubérante, radicale dans le sens le plus exact du terme, « de la nature, de la terre et de la vie ». Si ce n’était que cela, nous pourrions, en dépit du bel enthousiasme de ce morceau inaugural, passer notre chemin ; en Forêt Noire ou ailleurs. Mais ce disque n’est pas que cela. A l’image de cette pochette un peu zarb -mais étrangement réussie – sur laquelle on peut voir Ilg porter le couvre-chef traditionnel de sa région de naissance (le Bollenhut, chapeau de paille surmonté de pompons de laine rouges évoquant au choix un virus ou un inquiétant champignon, en réalité traditionnellement porté par les jeunes femmes célibataires (son pendant, à pompons noirs, étant réservé aux femmes mariées)), mais aussi souffler ostensiblement à la pointe de la volute de sa contrebasse. Un peu comme si les contremplois, les déplacements, étaient la source d’une joie malicieuse autant que savante.

Soil est la première vraie merveille de ce disque : Ilg y déploie ses talents rares de mélodiste. Il parvient aussi à doter son morceau de cette nature moite et mousseuse qui caractérise son sujet. Après ces quelques 6 minutes (un peu moins) de grande émotion, ce décollage au ras du sol, l’album ne quittera plus terre. Le titre éponyme, aussi délicat que digressif, impose sa rupture. Time for a change décline un romantisme mystérieux qui est une belle marque de fabrique du jazz allemand. Menuet (composition de Haendel) est une de ces splendeurs dont Ilg a le secret depuis des décennies maintenant ; sur une ligne mélodique qui en aurait fait trébucher plus d’un. Au milieu de tout cela, Ilg trouve encore le temps de reprendre People Make the World Go Round ou Close to you, sans se gaufrer encore une fois. L’album parvient à être aussi joueur que profond, touchant que réjouissant. Le grand disque d’un grand musicien : et donc, autant de choses rares qu’il nous faut considérer avec bienveillance, et peut-être même protéger de la vulgarité ambiante.

« Je souhaite à chacun son propre pays, son propre lieu, sa propre patrie, où il lui sera possible de vivre dans la dignité. Inviolable. Où que ce soit. » – Dieter Ilg

Dieter Ilg « Motherland » / Broken Silence Records (mars 2025)

Dieter Ilg : Contrebasse
Rainer Böhm : Piano
Patrice Héral : Batterie
Till Brönner : Trompette (guest)


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