Ethel Waters, librement timbrée

La tradition que l’on nous transmet, la culture au sein de laquelle on grandit, l’histoire du peuple que l’on reçoit en héritage et qui nous a vu naître : ces choses-là influencent notre manière de penser le rythme, de jouer du piano ou de la guitare, et même de composer. Elles influent aussi sur notre manière de chanter. Et même, plus mystérieusement, sur notre timbre. On pense, à juste titre, qu’un timbre de voix nous est donné, comme nous sont données la couleur de nos yeux, celle de notre peau ou encore celle de nos cheveux. Ce qui nous fait penser, à tort, que l’environnement n’influe pas sur celui-ci, au même titre qu’il ne peut influer – sauf accident – sur la couleur de nos yeux.

Prenons un autre exemple physiologique. Les traits qui constituent les contours généraux de notre visage nous sont aussi donnés. Ils procèdent d’une combinaison complexe, voire d’une sélection des caractéristiques génétiques de tous nos ancêtres ; ainsi observe-t-on parfois de malicieux sauts de génération, déplaçant mystérieusement à travers le temps, un fragment d’héritage génétique que l’on pensait disparu. Mais les contours particuliers d’un visage ne se façonnent pas d’après ces seules données. L’astringence de l’existence joue aussi son rôle. Il suffit de jeter un œil autour de nous, de regarder les visages de ceux qui croisent notre route chaque jour pour le constater : certains visages ont vécu plus que d’autres. Il est fort possible que la morphopsychologie soit une monumentale foutaise. C’est même plus que probable. Mais il est aussi fort possible (et probable) que la dépression, une détresse sous-jacente et persistante, ou encore certaines prédispositions d’esprit creusent ici quelques rides, rabougrissent là un menton, musclent considérablement une mâchoire, rapprochent ou éloignent sur le long terme une paire d’yeux. Il en va de même pour un timbre de voix que la vie peut abimer, que certaines tendances psychologiques peuvent altérer. Que des conceptions biaisées (et induites) peuvent tordre.

J’ai toujours été personnellement fasciné – ou, à tout le moins, intrigué – par ce que l’on pourrait appeler la géographie des chants. Cette cartographie reste à constituer et ce serait une grande œuvre que de la réaliser, comme de la caractériser. Mais nous n’avons cependant pas besoin de cette cartographie pour savoir, bien souvent, et ce, dès les premières notes, si un chanteur est cubain, afro-américain, béninois, italien, argentin ou russe. Le monde – et plus particulièrement les arts – se nourrissent d’exceptions. Mais au-delà de cette évidence, les Italiens produisent pourtant à la chaine des chanteurs (pénibles) de variétoche à la voix invariablement rauque qui se meurent d’amour. Pourquoi ? Les chanteurs mexicains ont pour la plupart cette manière si particulière de chanter avec leur nez. Pourquoi ? Un timbre de voix n’est pas une entité dénuée de matérialité. Pour résonner, il lui faut s’extirper d’un corps ; et l’on peut chanter avec plusieurs parties de celui-ci. Avec les cordes vocales, le nez, le larynx, les poumons et/ou le ventre. Toutes ces choses-là ont elles aussi leur influence. C’est une question en somme complexe.

« Un soir, alors que j’écoutais un disque de Lester Young, la solution m’est apparue : Détends-toi, détends-toi. Tout ira bien.« 

Trouver sa voix réelle est le grand défi de tout vocaliste digne ce nom. Il faut de la maturité (une maturité qui n’a rien à voir avec l’âge ou l’expérience) pour préserver son timbre de tout ce qui peut agir contre lui à la manière de parasites. En 1971, Marvin Gaye, peu avant l’enregistrement de l’album What’s going on, pressentait ainsi que quelque chose clochait depuis toujours dans sa façon de chanter : « J’ai étudié la technologie du microphone pendant plus de 10 ans, disait-il, et j’ai soudainement compris ce que je faisais mal. Je chantais trop fort. Un soir, j’écoutais un disque de Lester Young et la solution m’est apparue : « Détends-toi, détends-toi, me suis-je dit. Tout ira bien. » » Après l’enregistrement de ce disque, le timbre de Gaye ne change pas radicalement. Nous continuons à reconnaître sa voix. Mais ce timbre ne subit plus les dommages d’une mauvaise pratique, peut-être héritée d’une conception particulière du chant, d’influences mal digérées voire d’une volonté à peine consciente de se conformer à ce que l’on attendait de lui. Et cela change tout : Gaye devient, ce faisant, l’un des plus grands chanteurs de toute l’Histoire.

Dans le contexte américain, totalement obsédé par la question raciale, cette répartition des manières de chanter, qui ne devrait être que culturelle, ou résultant d’une tradition (c’est à dire d’une transmission), est vite devenue une assignation. Pour schématiser : dans un pays qui prend plus de temps à évoquer le concept de liberté qu’à imaginer ses applications concrètes, on se doit, lorsque l’on est noir de peau, de chanter comme un noir. Quand on est blanc, de chanter comme un blanc. Ou quelque chose dans ce goût là. Les contrevenants s’exposent à bien des dangers… Dans un texte remarquable sur les chanteuses Ethel Waters et Ella Fitgzerald – rédigé pour la façade numérique de la principale radio de service public aux Etats-Unis (NPR) – Dwandalyn Reece, conservatrice de la musique et des arts du spectacle au Musée national d’histoire et de culture afro-américaines du Smithsonian Institute, aborde ces questions. « Il existe une tendance répandue, écrit-elle, visant à superposer l’identité raciale à la voix et aux genres musicaux. Pendant de nombreuses années, mes propres expériences avec ce phénomène m’ont laissé perplexe quant au sentiment d’aliénation que je ressentais lorsqu’on me faisait des reproches ou lorsqu’on me célébrait parce que mon chant sonnait « blanc ». Durant toute mon adolescence et mon entrée dans l’âge adulte, j’étais constamment à la recherche de modèles qui me ressemblaient. Il y avait toujours une tension entre ce que l’on attendait de moi et l’éclectisme de mon style vocal, de mes goûts musicaux et de ma sensibilité.« 

« A 20 ans, j’ai découvert quelque chose sur moi-même qui allait fondamentalement changer ma compréhension de la musique. J’étais alors en troisième cycle et suivais un cours sur le répertoire jazz. Nous devions écouter et analyser différentes versions d’une même chanson. J’ai écouté plusieurs chansons, mais j’ai finalement retenu Georgia on My Mind de Hoagy Carmichael. Après avoir écouté plusieurs versions, dont l’enregistrement de référence de Ray Charles, j’en ai découvert une autre d’une chanteuse qui m’a immédiatement fait impression. Le timbre de voix de cette chanteuse, ses choix stylistiques m’ont rappelé les miens, et, parce que j’avais intériorisé les préjugés extérieurs sur ma propre sonorité, j’ai pensé que cette chanteuse devait être une femme blanche. Curieuse à son sujet, j’ai approfondi mes recherches et j’ai découvert qu’Ethel Waters était noire. Je suis retournée à l’enregistrement et je l’ai écoutée en boucle. Où étaient les indices ? Pourquoi n’avais-je pas compris ? Et surtout, pourquoi était-ce important ? Ce n’est pas ma découverte de Waters qui a constitué la révélation, mais les préjugés que j’avais utilisés pour évaluer sa voix. Après avoir passé des années à résister intérieurement aux étiquettes qu’on m’avait imposées, j’ai été surpris de constater que j’avais moi-même adopté ces mêmes préjugés. J’ai réalisé que la tendance à classer une voix relevait davantage de constructions sociales et culturelles sur la race que de l’art, du style et de la technique individuels. » Limpide…

Ethel Waters : voix blanche, coeur noir…

C’est dans les années 20 que la carrière d’Ethel Waters prend son envol. Au sein d’un environnement codifié où la chanteuse de blues patron est Bessie Smith ; forte tête, voix plus forte encore, qui résonne des tréfonds d’un lieu à la fois séduisant et crapoteux dont le humus finira par tapisser l’imaginaire des voix noires. Ethel Waters est une sorte de négatif de Bessie Smith et des chanteuses de blues qui non seulement prolifèrent à l’époque, mais surtout écrivent l’Histoire à mesure qu’elle se déroule. Comme l’écrit justement Dwandalyn Reece, Ethel Williams bouscule nos préjugés. Chante doucement, sans forcer, d’une voix sans gros grain.

Voguer sur les flots contrariés des obsessions, voire des passions tristes américaines n’était pas une sinécure. Il n’est d’ailleurs pas certain que ce soit le cas, encore aujourd’hui. C’est pourtant niché au cœur de leur réseau nerveux qu’Ethel Waters va affirmer sa personnalité. En empiétant sur les propriétés privées, en passant d’une frontière l’autre, sans jamais donner l’impression de transgresser quoique ce soit. Mais non sans dommages… Waters obtient son premier grand succès en 1925. Entre cette date et ses débuts, son itinéraire semble classique pour une chanteuse afro-américaine. Après une enfance difficile, marquée par un traumatisme (que l’on n’abordera pas), des débuts itinérants erratiques – début à Baltimore, tournées éreintantes, pérégrination vers Atlanta où elle chante au sein du même club que Bessie Smith (qui exige au passage de ne pas partager l’affiche avec elle) – elle s’installe en 1919 à Harlem, foyer renaissant de l’émergence d’une culture noire affranchie des stéréotypes hérités de la société racialiste américaine. Entre 1921 et 1923, elle enregistre au sein du petit label Black Swan. Ses 3 années de contrat coïncident très exactement avec la durée de vie de la maison de disques, ce qui ne dit rien de l’importance de Black Swan dans l’histoire de la culture afro-américaine. Importance qui tient à deux raisons principales : Black Swan est l’un des premiers labels historiques, gérés et administrés par des afro-américains (par Harry Pace en l’espèce, tête de proue de l’entreprise, et par un conglomérat comprenant notamment John E. Nail, pionnier du secteur immobilier de Harlem ou W.E.B. Du Bois, membre fondateur de la N.A.A.C.P.) ; il est surtout le premier label à considérer la population noire comme un marché auquel on peut s’adresser en tant que tel – à la différence du label Broome, première entreprise discographique fondée par un afro-américain, mais à la politique éditoriale bon teint. A partir de ce moment-clé, c’est toute l’industrie qui bascule – ses représentations tout du moins – mais aussi une entreprise d’appropriation culturelle, il est vrai, qui commence.

Harry Pace est un entrepreneur né et un marketeur doué d’intuitions visionnaires. Le contrat qu’il fait signer à Ethel Waters est l’un de ses coups de maître. Le tout premier enregistrement de la chanteuse pour Black Swan, aux côtés des Jazz Masters du violoniste Cordy Williams – proposant des versions de Oh Daddy et de Down Home Blues – assure même un temps au petit label un début de pérennité financière. Waters n’a pourtant rien de commun avec le style de chanteuse (« terrienne, terre à terre et encore terre à terre ») que recherchait Harry Pace à l’époque. Mais son style, facile, aérien, transpartisan fait mouche. Et Harry Pace eut la grande qualité de le pressentir, en dépit de ses prédispositions de prospection. Comme on l’a dit, l’histoire ne sera pas plus heureuse pour autant. Les succès commerciaux – réels mais relatifs – d’Ethel Waters n’éviteront pas la banqueroute. A la fin de l’année 1923, Black Swan se déclare en faillite. 3 mois plus tard, le label Paramount Records – qui n’a aucun rapport avec la Paramount hollywoodienne puisqu’il est la création des propriétaires (blancs) de la Wisconsin Chair Company, grande manufacture de mobilier – rachète ce qu’il reste d’un rêve afro-américain. Ethel Waters est comprise dans les actifs de l’entreprise en déroute. Les principes marketing fondés par Pace sont réinvestis, sous la houlette d’un autre pionnier, chargé d’arranger les sessions et d’attirer les talents : J. Mayo Williams. Et tout roulera jusqu’au début des années 30, c’est à dire jusqu’à ce que nos fabricants de chaises rendent les armes à leur tour.

A nouveau, Ethel Waters rencontre un succès immédiat dès son premier enregistrement avec son nouvel employeur. Nous sommes en 1925. Waters interprète une composition de Harry Akst : Dinah. Les galettes se vendent comme des petits pains. La chanson intègre quasi aussitôt une revue musicale qui fait s’agiter le tout Broadway : Kid Boots. Il faut à peine 5 années à la chanson pour glaner le statut de standard : Armstrong, Duke, Bing Crosby, Fletcher Henderson et Coleman Hawkins, Cab Calloway l’interprètent à leur tour (la liste n’est pas chronologique). Mais c’est bel et bien avec Ethel Waters que tout a commencé. Avec cette chanteuse qui se situe à sa façon entre deux mondes, sans rien revendiquer, sans se dissimuler non plus, en se contentant d’être simplement elle même, en se contentant de chanter avec la voix qu’on lui a donnée.

Un autre immense standard peut nous permettre de mieux comprendre la singularité du chant d’Ethel Waters (et son inadéquation avec les assignations raciales) : Stormy Weather. Nous sommes en 1933. La chanteuse qui diversifie ses activités depuis quelques années, est apparu dans un petit musical d’une vingtaine de minutes intitulé Rufus Jones for President, qui restera célèbre pour être la première apparition à l’écran de Sammy Davis Jr, alors âgé de 7 ans. Elle se produit aussi au Cotton Club. C’est sur cette scène qu’elle chante pour la première fois la composition de Harold Arlen. Barouf immédiat. Elle enregistre le futur standard un peu plus tard avec l’orchestre des frères Dorsey. Chante comme elle seule peut chanter cette indépassable torch song, ainsi que l’on qualifie les grandes chansons sentimentales outre-Atlantique. « Des tréfonds d’un enfer personnel », affirme-t-elle dans son autobiographie. Au petit jeu des comparaisons, on peut s’amuser à passer de la version d’Ethel Waters à l’interprétation donnée par Billie Holiday en 52. 20 années environ séparent certes ses deux versions. Mais la couleur, l’emploi du vibrato, le placement trainant de Billie… Tout sépare les deux chanteuses, si ce n’est qu’elles chantent toutes deux avec ce qui leur a été donné : d’un point de vue organique mais aussi d’un point de vue existentiel. Le drame, comme l’écrit Dwandalyn Reece, c’est que les préjugés, aussi vieux que la mémoire des pionniers, aient à l’évidence perduré jusqu’à nous. Du vivant d’Ethel Waters, elles ont hélas nui à la réputation d’une chanteuse qui avait les faveurs du public afro-américain mais qui n’a jamais réussi à obtenir celles des intellectuels. Une forme de soupçon qu’on ne détaillera pas, par respect pour toutes les parties prenantes, planait au-dessus de son art.

L’Hollywood des visages pâles

D’une certaine manière, l’industrie musicale américaine était en avance sur son temps. Elle n’était pas immunisée contre le virus racialiste, n’exagérons rien. Au contraire, une forme d’apartheid y régnait, avec un marché clairement scindé en deux. On s’y regardait bien entendu en chiens de faïence. Les escroqueries n’y étaient pas rares. Et on y pratiquait l’appropriation culturelle – et le whitewashing – sans vergogne. Mais enfin, la demande de la communauté noire bénéficiait d’une offre à la hauteur de ses aspirations. En comparaison, Hollywood fut longtemps une industrie arriérée pour qui le monde était uniformément blanc. Sur écran, les Apaches qui attaquaient de pauvres familles blanches égarées dans les plaines désertiques, fauchées dans l’espoir d’une vie meilleure, tout comme les Mexicains qui tentaient de défendre la Californie contre l’envahisseur yankee étaient tous – dans la majeure partie des cas – blancs. Dans les péplums bibliques, les hébreux étaient blancs eux aussi (ou d’origine italienne à la rigueur). L’actrice autrichienne naturalisée américaine Hedy Lamarr était pour le grand public la Philistine Dalila. Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Massé devant l’écran, le monde était encore plus blanc : Hollywood était l’usine à rêves du peuple conquérant. Et serait même, dès le début des années 50 sous l’influence du Maccarthysme, l’usine à rêves d’un peuple épuré de toute influence gauchisante. La communauté noire n’était même pas considérée comme un marché ; le cynisme capitaliste lui-même l’ignorait consciencieusement.

A Hollywood, les acteurs et actrices noirs étaient une denrée rare. On les embauchait pour chanter, et parfois dans les rôles dramatiques, en qualité d’archétype de la souffrance humaine. Et rien d’autre. Hollywood n’assignait que ces deux rôles purement fonctionnels aux noirs : celui d’amuseur public, invariablement souriant ; celui de victime éternelle, invariablement humble et percluse de douleurs. Un versant pour faire dodeliner les têtes blanches ; un autre pour ceux qui voulaient s’apitoyer sur le sort des êtres qu’ils maltraitaient (directement ou indirectement). Dans l’univers fantasmatique hollywoodien, le peuple noir était de la sorte essentialisé mais surtout globalement inoffensif. Parce que résigné. Dernier élément qui avait son importance : à Hollywood, l’homme et la femme noirs n’avaient pas d’âge. Toutes les normes cinématographiques se conformaient à celles d’une beauté canon nécessairement blanche. C’est sans doute la raison pour laquelle, musical mis à part, les seuls rôles dramatiques dévolus aux afro-américains étaient offerts à des individus qui, à travers leur corps, pouvaient montrer à quel point la vie les avait brisés. Les hommes y étaient vieux, chétifs, voûtés. Autant de Job exempts du moindre esprit de révolte. Les femmes, besogneuses, trainaient leur souffle lourd et leur embonpoint, et bien sûr, leur souci constant d’aider une jeune femme blanche (comme si elles s’aidaient ainsi elles-mêmes, dépossédées de la sorte de leur propre individualité) qui ne leur montrait qu’une considération minuscule.

La carrière cinématographique d’Ethel Waters n’a pas échappé à cette codification. Elle démarre en 1929, avec On with the Show! premier long-métrage à la fois parlant et colorisé de l’histoire. Elle y joue son propre rôle – ou presque. Elle y chante en conséquence bien sûr – Am I Blue notamment, une composition de Harry Akst qui devint avec le temps son morceau signature. Dans cette scène, lourde de sens, on la voit en représentation, déambuler devant un parterre uniformément blanc, déguisée en récoltante de coton. Am I blue ? Sure ! En 1934, elle joue encore son propre rôle dans un musical de Karl Freund, Gift of Gab. Elle y chante 3 morceaux : Talking to myself, Tomorrow who cares? et I ain’t gonna sin no more aux côtés des Beale Street Boys. Puis elle ne tourne plus rien pendant 8 ans. En 1942, Waters fait son retour avec deux films. Cairo, échec commercial de la MGM, signé W.S. Van Dyke, dans lequel elle ne joue plus son propre rôle, mais… celui d’une domestique vivant dans l’ombre du personnage principal féminin, interprété par Jeannette McDonald. Et Tales of Manhattan, film anthologique, décliné sous forme de 6 petites histoires, toutes unies par la transmission d’un unique manteau, porteur de malédiction, de propriétaire en propriétaire. Ethel Waters joue dans le dernier de ses petits récits, aux côtés de Paul Robeson ; seul récit, faut-il le noter, à extraire le spectateur de Manhattan pour emmener le spectateur dans le sud rural. Les rôles proposés aux deux vedettes noires que sont Ethel Waters et Paul Robeson sont à ce point dégradants que ce dernier prendra la décision d’en finir avec le cinéma. 12 films à son compteur, c’était assez, ce qu’il résumera plus tard de la manière suivante : « Cette séquence était offensante à l’égard de ma communauté. Elle nous cantonnait au stéréotype du noir infantilisé et innocent, et s’inscrivait dans la vieille tradition des crieurs d’alléluia des plantations… la même vieille histoire, le noir chantant son chemin vers la gloire de Dieu. »

6 ans plus tard, Ethel Waters joue dans Pinky, long métrage réalisé par Elia Kazan (engagé après le débarquement de John Ford au bout de quelques semaines de tournage). Ce film est intéressant à plus d’un titre et pourrait servir d’illustration parfaite si nous voulions justifier la pertinence de l’adage selon lequel « l’enfer est pavé de bonnes intentions ». L’intrigue de Pinky suit le parcours d’une jeune femme qui éprouve les deux facettes du racisme américain : celui du sud ségrégationniste ; celui du nord, moins visible mais plus sournois. Au tout début du film, Pinky Johnson, revient vers son sud natal, après l’avoir fui quelques années auparavant. Sa migration vers le nord ne s’est pas déroulée comme elle l’avait imaginée. C’est ce qu’elle confesse dès son arrivée à sa grand-mère, Dicey (jouée par Ethel Waters), à qui elle avoue avoir tiré profit d’un teint clair en se faisant passer pour blanche, trompant non seulement ses employeurs, ses logeurs, mais aussi un médecin (blanc) dont elle est tombée amoureuse. Pinky aborde ainsi l’un des plus grands tabous du racisme américain : les relations amoureuses entre noir(e)s et blanc(he)s. Voici pour les bonnes intentions… Lesquelles ne résistent pas au fait que le rôle principal du film est offert à une actrice blanche : Jeanne Crain.

Ethel Waters et Jeanne Crain (en jeune femme noire) dans Pinky

Au-delà d’une atteinte évidente à la crédibilité du film, et d’un doute légitime sur sa sincérité, directement engendré par ce choix coupable, Ethel Waters se retrouve à nouveau coincée entre deux communautés. Prisonnière d’une polémique qui ne peut que la dépasser. Certes reconnue pour ses talents de comédienne (elle est nommée aux Oscars pour son interprétation dans la catégorie meilleur second rôle féminin), par une grande partie du public blanc comme noir, mais victime de l’arriérisme de la pieuvre hollywoodienne, tout comme des assignations de deux camps entre lesquels elle n’a cessé de voyager sans jamais réussir à se prémunir des coups.

Le temps donne toujours raison au talent. Plus personne – fort heureusement – n’ignore aujourd’hui le rôle pionnier joué par Ethel Waters. Mais à quel prix ?, dirait-elle peut-être de l’endroit où son âme repose.


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