Dans un monde où on s’en tabasse totalement de la virtuosité, du changement d’accords auquel personne n’avait pensé, de l’épate, de l’esbroufe, d’en remontrer à la concurrence, de dégobiller la phrase la plus hip, la plus stylée, la plus tout-ce-que-vous-voulez, le pianiste de Caroline du Nord Steve Okonski a toute sa place. Et même une place de choix. Ce monde est un monde simple, mais un monde qui conserve le sens des aspérités. Un monde où la brise est aimable mais non dénuée de piquant. Un monde où les feuilles peuvent doucettement s’agiter dans le vent mais tout de même tomber sur le sol. Un monde où le soleil est rayonnant, rassérénant mais où personne n’oublie son ambivalence.
Il n’est pas si facile de mettre des mots sur la synthèse qui se produit dans la musique de Steve Okonski : on y entend par moments des mélodies qui peuvent faire penser aux compositions de Donny Hathaway, aux productions de Roberta Flack, voire – plus rarement – à Nina Simone. En arrière plan, le toucher du pianiste (notamment sa façon de plaquer les accords) évoque quant à lui l’art du prélude versant 19e siècle (mais avec ce brin de souplesse qui dénote). On ne peut – également – tout à fait s’empêcher de penser à ces trios modernes qui se sont de temps à autre essayé aux approches minimalistes : d’E.S.T. à The Bad Plus. Mais on entend aussi dans cette musique un imaginaire plus impalpable renvoyant aux romans de Harper Lee ou de Carson McCullers : œuvres qui, tout en restant nerveuses, magnifient l’art de la patience et des indicibles contenus. Le tout est, de se laisser toucher, de savoir lire entre les lignes ou entendre entre les phrases. Voire de s’extraire à soi-même.
Entrance Music, deuxième album de Steve Okonski après Magnolia (paru en 2023), constitue un objet manifestement déroutant, en ce sens que ses partis-pris nécessitent de l’auditeur qu’il choisisse son camp. Ces morceaux sont-ils trop jolis pour être vrais ? Trop jolis pour être appréciés sans scrupules ni vergogne ? Ce souffle – quatrième membre du groupe à l’encéphalogramme plat – qui forme le substrat sonore de toutes les pistes enregistrées, procède-t-il d’une riche idée ou d’un artifice coupable ? Les deux positions se tiendraient sans doute si le snobisme n’existait pas. Si nous n’étions pas capables de reconnaitre la sincérité des entreprises artistiques. Ou leur malhonnêteté. Bien entendu, on ne peut pas dire de la musique de Steve Okonski qu’elle est révolutionnaire – mais doit-elle forcément l’être ? Non, elle ne l’est pas, à l’évidence : ses racines sont visibles, ses références sont appuyées, le savoir sur lequel elle s’appuie est un savoir qui a le confort des lieux familiers. Des pièces baignées de lumière, des porches balayés par la brise, des cours d’eau calmes dont les infimes vagues clapotent au loin. L’improvisation n’est pas exempte de cette musique mais elle n’a pas ce caractère débridé qui constitue la marque de fabrique du jazz. Cela ne veut pas dire pour autant que cette musique manque d’exigence ou qu’elle ne procède d’aucune liberté. La liberté n’a pas de degré ; c’est son exercice qui la fait varier en intensité. C’est ainsi dans un étrange inconfort que l’on aborde Entrance Music. Inconfort qui ne procède absolument pas de l’œuvre en elle-même et qui s’évanouit heureusement à mesure des écoutes, passée la surprise. L’industrie discographique nous l’a certes souvent fait à l’envers. Et cela a de quoi rendre méfiant, à tout le moins hésitant. C’est délivré de cette pesanteur paranoïaque que la beauté de certains titres (Wind or Vertigo ; Dusk) nous apparait bel et bien comme une évidence. Fruit d’une déduction élémentaire : ce qui nous touche a nécessairement une matérialité.
Le trio d’Okonski (constitué, outre le pianiste (quand il ne joue pas solo) du batteur Aaron Frazier et du contrebassiste Michael Montgomery) délivre une musique pleine, une musique étonnamment chaleureuse. Cette musique, parfois surannée, souvent nostalgique, mais paradoxalement nichée entre-le-temps, a la puissance de la proximité. Peut-être parce qu’elle fut enregistrée en 5 jours au sein des studios intimistes Portage Lounge de Terry Cole. Peut-être parce qu’elle procède aussi d’un certain goût de l’accident.
« Il y a souvent une petite idée en amont, précise Okonski à propos du processus créatif du trio, que nous explorons ensuite in situ, pendant l’enregistrement. Une chanson comme « Lakebridge » est très ouverte. On s’est simplement dit : « Faisons quelque chose de léger. Faisons-le dans cette tonalité, et voyons ce qui se passe. » Avec cette chanson, je ne suis pas arrivé avec une mélodie précise. On s’est mis à jouer, c’est tout. Après avoir entamé une mélodie qui s’est imposée toute seule, j’ai simplement essayé de la garder en mémoire. Et lorsqu’on a senti la fin du morceau, je l’ai simplement répétée. »
En fin de compte, le complexe Okonski a la richesse des choses simples. Parfois, il ne faut pas vraiment aller chercher plus loin.
Okonski « Entrance Music » (Colemine Records)
Steve Okonski : Piano
Michael Isvara “Ish” Montgomer : Contrebasse
Aaron Frazier : Batterie
