Patitucci : le temps de la décision…

Si vous avez vu le film de Cédric Klapisch, Un Air de Famille, écrit par le couple Bacri/Jaoui, vous vous souvenez sans doute de ce moment où Jean-Pierre Darroussin (Denis, garçon de café un brin feignasse et franchement esthète (le type ne fait pas un pas sans son exemplaire d’un tome de L’homme sans Qualités de Robert Musil)) envoie valser le frère imbuvable d’Agnès Jaoui (Betty) dans les tables du fond du petit troquet de banlieue (Le Père Tranquille, possession familiale qui appartient au 2e frangin de Betty, considéré comme l’aigri débile de la famille) qui sert de décor (quasi) unique à l’intrigue. Vous devez aussi vous souvenir des mots qu’il prononce après avoir laissé sa colère éclater (ce que son tempérament ne laissait pas présager (tout du moins ce qu’il en montrait)) : « Attention, parce que je mets peut-être du temps mais quand j’y suis, j’y suis hein… » Cette scène est un exutoire par procuration pour le spectateur. Et autant le dire, à cet instant précis, on aimerait tous être Denis, ce garçon de café paresseux, esthète mais soucieux de ne pas voir ses principes se faire piétiner par le premier gros connard venu. En somme, le frère imbuvable (préféré, on ne sait trop pourquoi, d’une mère acariâtre), c’est avec Denis que nous l’envoyons nous aussi valdinguer. C’est la beauté du cinéma.

Et bien cette phrase, qui constitue la clôture du plus grand moment de tension du film, pourrait illustrer à merveille la carrière du bassiste/contrebassiste John Patitucci. Voilà une bien étrange manière de commencer cette chronique mais on ne choisit pas ses associations d’idées. 65 ans au compteur, ce natif de New York, n’est pas ce que l’on pourrait appeler un musicien de l’inaction, mais sa carrière de leader est cependant à l’image du temps de maturation que s’accordent les musiciens introspectifs et peut-être tenaille par le doute. Ce que l’on peut constater à travers sa discographie : 17 albums en tant que leader en 45 années de carrière (c’est peu). 6 années d’écart entre son dernier album enregistré, absolument seul à la manoeuvre (Soul of the Bass), fruit du reste de 4 décennies de réflexion, histoire, selon ses propres dires, de trouver le courage de se livrer à l’exercice solo, et la parution en février dernier, chez Edition Records, de l’album Spirit Fall, enregistré en trio cette fois-ci, avec deux méchantes pointures du microcosme jazz en amical soutien, le saxophoniste Chris Potter, illustration parfaite d’un âge dont on dit qu’il en bonifie certains, et le batteur Brian Blade qui, quant à lui, semble avoir localisé la fontaine de jouvence tant le temps ne semble avoir aucune prise sur ses qualités.

Ironiquement, le titre qui ouvre Spirit Fall s’intitule Think Fast. Mais cela n’a rien de paradoxal. La réflexion et la pensée sont deux concepts différents. La première est un mécanisme plus ou moins efficient. La seconde est une suite d’étincelles. La pensée rapide, ou fulgurante, constitue le quotidien du musicien de jazz ; en tout cas la concentration de son exigence première. Et pour se livrer à cet exercice, on peinerait à trouver plus qualifié que les membres de ce trio qui a en effet la faculté de penser à la vitesse du son et, mieux encore, de penser à la vitesse du son ensemble. Ces 3 musiciens commencent à bien se connaître, il est vrai. Blade et Patitucci ont à plusieurs reprises partagé les joies fraternelles de la section rythmique. Au sein du trio de Danilo Perez par exemple. Chris Potter a lui aussi croisé ces deux-là. Séparément parfois, mais ensemble dans certains cas, comme dans le cadre du splendide album du pianiste Jon Cowherd (Pride & Joy, sorti en 2022) ou encore dans celui du quartet all-star constitué par Potter l’an dernier (qui intégrait Brad Mehldau et qui mit le feu tout l’été durant à un paquet de festivals européens). C’est dire, en somme, si ces musiciens ont eu, à de multiples reprises, l’occasion de parfaire leur communication. (S’il en était besoin pour des gars qui pensent le temps plus vite que le souffle).

Le jazz est un jeu d’illusionnistes. Ce qui semble spontané n’est bien souvent que le fruit d’un travail intense, de répétitions que d’aucuns trouveraient ingrates, de réparties étudiées, testées cent fois, à sortir au bon moment. Les jazzmen sont des ouvriers magnifiant les principes tayloristes. Ils trouvent ainsi, comme personne, de la liberté dans les mécanismes d’emprise, de la liberté dans l’académisme, des espaces de galop dans les motifs ultra-bornés. Think Fast en est la concrétisation, avec ces motifs tournants old-school délimitant des espaces d’improvisation à satisfaire, avec pour seule exigence, d’avoir toujours quelque chose de nouveau à dire. Quelle ouverture, franchement…

Ce qui (n’)est (pas loin d’être) unique avec Patitucci, c’est sa capacité à passer de la contrebasse à l’instrument électrique sans perdre ce qui fait son style. On se souvient que Ron Carter avait choisi de prendre l’air lorsque Miles lui avait demandé de passer à l’électrique. Le grand Ron ne se voyait pas changer sa manière de jouer après avoir esquinté son instrument des décennies durant. Patitucci ne semble pas se poser le problème de la sorte. Il aborde les deux instruments comme s’ils étaient les deux faces d’une même pièce, en utilisant bien sûr les caractéristiques particulières de chaque instrument, mais sans penser différemment leurs rôles. Le titre éponyme – précédé d’une composition (Thoughts and Dreams) déjà très inspirée à tendance cérébrale – est sans doute la meilleure démonstration du talent démoniaque d’un musicien qui surclasse la concurrence avec un sens de l’épure qui le distingue du vulgaire lot des bassist hero. C’est aussi sur cette pièce que la pertinence du trio monté par Patitucci est la plus éclatante : maestria sans limites de Potter au soprano, ponctuations pourries de style de Blade sans jamais rien écraser, axe batterie/basse soudé comme rarement.

Autres grands moments : Lipim, ébouriffant de groove (étonnant écho électrique du Think Fast d’ouverture qui était joué à la contrebasse), un hommage réussi au génie de Wayne Shorter (House of Jade). Et, puisque ces 3 là ne pouvaient se lancer en trio sans un clin d’œil indirect au trio de Sonny Rollins, la reprise de Sonrisa clôture le programme de la meilleure des manières. On savait Potter à l’aise sur les ambiances caribéennes ; c’est donc aussi le cas de Blade comme de Patitucci.

On donnerait cher pour entendre ce trio se produire sur scène. Hélas, il semblerait que le matériau de Spirit Fall n’aura pas l’opportunité de voyager hors des studios. C’est là en fin de compte le seul bémol de cette merveille d’entreprise. Potter, hyperactif, est déjà affairé ailleurs. Patitucci, quant à lui, est pas mal occupé par l’agenda d’un quartet (composé de Danilo Perez, Ravi Coltrane et Brian Blade) s’étant donné pour mission de faire vivre l’héritage de Wayne Shorter. Tout comme il semblerait que son prochain été soit monopolisé par le trio du pianiste italien Antonio Faraò… Il faudra donc se contenter d’un album que l’on attendait ferme et qui s’est payé le luxe de dépasser les attentes.

John Patitucci « Spirit Fall » (Edition Records)

John Patitucci : Basse ; Contrebasse
Chris Potter : Saxophones ténor et soprano
Brian Blade : Batterie


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