Robin Trower : tellurisme appliqué

L’association de personnalités contraires fait parfois de la grande musique. Oui, parfois. C’est en tout cas sur les fondations d’un mariage des contraires que les plus beaux albums de Procol Harum se sont bâtis. Sur cette tension particulière qui lia étroitement un temps la mélancolie (parfois pâteuse) du parolier Keith Reid, les tendances (un tantinet grandiloquentes mais tout du moins assumées) du pianiste et chanteur Gary Brooker, et enfin l’univers plus tellurique du guitariste Robin Trower.

Hélas, les grandes tensions ne sont pas éternellement soutenables : elles se relâchent ou finissent par rompre. Elles aboutissent à une forme de consensus mou au sein duquel tout le monde finit peu ou prou par se trahir, ou forment peu à peu les motifs d’une inexorable séparation. Après avoir conçu 3 albums franchement enthousiasmants, en tout cas tout à fait singuliers dans le paysage musical de la fin des années 60, et avoir atteint au moins un sommet avec l’album A Salty Dog, climax créatif transcendant tous les contrastes de son collectif, Procol Harum acheva de broyer ce qui n’avait cessé de s’effriter. La rupture, dont le germe apparaissait déjà sur A Salty Dog, s’imposait d’elle-même. Elle survint donc fort logiquement après s’être matérialisée à travers la conception de l’album Broken Barricades, qui parut 2 années plus tard, et qui permit à chacun de constater que les fêlures préexistantes s’étaient élargies au point de dévoiler de véritables abimes.

On ne sait si cette galette hétéroclite de musiciens en instance de divorce a procédé d’un accouchement douloureux. Une chose est sûre, Broken Barricades n’est pas l’enfant d’un effort collaboratif. Pour en établir le matériau, chacun semble avoir composé dans son coin sans un regard pour l’autre. En soignant ses obsessions propres. Chacun a du moins consenti, visiblement de bonne grâce, à jouer les compositions des uns et des autre, mais c’est à l’évidence un collectif désuni qui se donne à voir, à tel point que l’on croirait parfois, à l’écoute, entendre deux groupes distincts se partager l’espace. Veillant même à une répartition équitable un poil mesquine, à l’image d’une deuxième face qui comporte deux compositions de Brooker (dans sa veine habituelle) et deux autres, signées Trower, respectant ainsi une alternance trop rigoureuse pour être spontanée.

A l’image d’un couple qui annonce sa séparation alors que tout son entourage l’avait déjà plus ou moins entérinée, Procol Harum connut donc une première séparation avec le départ de Robin Trower – une seconde en réalité dans la mesure où Matthew Fischer avait plié bagage 2 ans plus tôt. Ce processus, qui aboutissait en quelque sorte de la même manière qu’une entreprise de construction, avait sans doute une part d’inconscient. Et survivant peut-être aussi sur le dos d’un réflexe défensif de déni. C’est pourquoi il fallut attendre cette matérialisation discographique pour que Trower comprenne enfin ce que tout le monde avait déjà compris avant lui (et peut-être même pour lui) ; à savoir qu’il était grand temps pour lui de prendre le large (pour emprunter une des métaphores maritimes qui étaient chères au parolier Keith Reid).

On retrouve sur la face B de Broken Barricades un morceau qui fait figure de prototype dans l’entreprise solitaire et courageuse que fomentait Robin Trower : un hommage à Hendrix (disparu moins d’un an avant l’enregistrement de Broken Barricades) intitulé Song for a Dreamer. Procol Harum n’avait jamais enregistré un morceau pareil, aussi directement psychédélique j’entends. Le groupe du Nord-Est anglais était certes coutumier des emprunts. Ceux-ci menaient alors vers Bach ou le répertoire baroque sous l’impulsion de Gary Brooker. Trower, jusque là, puisait son inspiration auprès d’Albert King ou de Hubert Sumlin (ce que l’on entend assez clairement sur le morceau Juicy John Pink qui constituait en lui-même, déjà, une transgression dans le continuum stylistique du groupe). Song for a Dreamer constituait un pas de côté plus spectaculaire, un bond en avant plutôt, une percée directe, franche, assumée vers la direction que souhaitait désormais prendre Trower, en qualité d’humble continuateur de l’œuvre du guitariste récemment disparu. Le morceau brasse un paquet d’idées : s’y mélangent ainsi des références directes et quelques intuitions*, à la fois sonores et techniques, aux premières excursions psyché de Hendrix sur Axis Bold as Love et à la folie révolutionnaire d’Electric Ladyland, tout particulièrement à celle du long 1983… (A Merman I Should Turn to Be).

Deux années seront toutefois nécessaires à Trower, après son départ, pour aboutir à la parution en 1973 de son premier album solo : Twice Removed from yesterday. 2 années dans une carrière, c’est une petite éternité ; le temps qu’il faut pour murir les futures réussites ou pour disparaitre irrémédiablement des radars. Pour Trower, ce sera le temps du fourvoiement. Enfin libre de ses mouvements, le guitariste se rapproche du chanteur écossais Frankie Miller qui vient tout juste de s’installer à Londres. Ensemble, les deux hommes montent le groupe Jude avec Clive Bunker (ancien batteur de Jethro Tull) et un ami de Miller, le bassiste James Dewar. Préventivement signé par Chrysalis, le groupe périclite avant même de passer par la case studio. Trower analyse l’échec de la manière suivante : « Quand je me suis rapproché de Frankie, mon but était uniquement d’écrire des chansons pour lui. Notre plus grande erreur a été d’essayer de monter un groupe. Alors que notre idée première était bien meilleure. Construire un projet simple dans lequel j’aurais été un peu comme le Steve Cropper d’Otis Redding ». Jude ne trouva jamais la bonne formule et devint, pour reprendre d’autres mots de Trower, « un non-événement ». Bien élevé, Trower rechigne à rejeter la faute sur autrui. Et oublie ainsi de mentionner l’influence castratrice du producteur Chris Wright qui tenta d’orienter maladroitement le projet artistique du groupe naissant, l’imaginant taillé pour cet embryon de guitar hero qu’était Robin Trower (une riche idée qui ferait naître plus de frictions que de musique), dans l’optique (illusoire) de marcher sur les plates-bandes de Led Zeppelin qui commençait à conquérir l’Amérique (et donc le monde entier).

Savoir ce que l’on veut commence souvent par savoir ce que l’on ne veut pas. L’expérience Jude tourne certes court mais Trower y trouve un de ses meilleurs alliés en James Dewar. Un ami pour le dire plus clairement en qui Trower voit, au premier coup d’œil : « Un type adorable, qui parlait doucement, très intelligent, cultivé et avec un paquet d’humour. » Il n’en faut parfois pas davantage pour créer les relations les plus durables, surtout quand on sort de deux relations conflictuelles – même si l’un des conflits en question avait tous les atours d’un désamour mutique – et qu’il faut trouver les moyens de convertir une prise de risque – car c’en était une que de quitter ce groupe à pignon-sur-rue qu’était Procol Harum au début des années 70 – en réussite artistique. Robin Trower reprit donc ce qu’il avait laissé en suspens en composant Song for a Dreamer. Continuer Hendrix était une ambition à hauteur d’homme et donc à sa hauteur. On ne dépasse pas les génies. On les surpasse encore moins. Mais on peut essayer de poursuivre les idées qu’ils ont fournies au monde, si tant est qu’on l’on ait quand même un minimum de talent et de suite dans les idées.

Twice Removed from yesterday parait donc enfin en 1973, dans le cadre de ce que l’on nomme un peu bêtement un Power trio (incluant James Dewar à la basse et au chant et le batteur Reg Isidore). Le disque a le goût des premières fois ; une fébrilité touchante pour le dire autrement. Il n’évite certes pas les accusations (relativement) infondées de pompage et les médisances jalouses… Mais enfin, il parait. En s’achetant au passage, au-delà du babillage des sourdingues, des jaloux et des médiocres, quelques estimes de choix. On y trouve quelques ballades ténébreuses (Daydream ; Ballerina), sur lesquelles le trio excelle, quelques morceaux plus musclés (un poil plus laborieux) et surtout un titre éponyme qui s’appuie sur ce que Trower avait initié sur Broken Barricades. Un an plus tard, le guitariste récidive avec Bridge of Sighs et repousse à l’évidence les limites de sa formule. Les morceaux les plus puissants (Day of the Eagle par exemple) ont gagné en naturel. Toutes les influences de Trower – allant toujours du blues à Hendrix, sans oublier quelques artefacts psychédéliques – se marient sans parasites sur la ligne. Le succès ne se limite plus dès lors à une poignée d’estimes électives. Les ventes décollent, faisant figurer ce deuxième album dans le top 10 du Billboard 200 aux Etats-Unis. A eux seuls, ces deux disques vont faire rentrer l’ex-bluesman égaré du Procol Harum dans la catégorie peu enviée de ces musiciens que les classements honorifiques oublient trop souvent mais que les avertis valident sous le sceau de la confidence. « Ah oui, Robin Trower, super guitariste… » Clin d’oeil complice, serrage de pinces, bromances fugaces.

La deuxième moitié des années 70 constitue la période dorée de la carrière de Trower, avec 5 albums entre 1975 et 1980 (dont un live surpuissant et mémorable enregistré en Suède). En février 1975, il y a donc 50 ans, c’est le 3e album For Earth Below qui a la lourde tâche d’installer durablement Trower en acteur incontournable de l’industrie musicale. Ce 3e effort n’est sans doute pas le plus abouti, et clairement pas le plus audacieux du continuateur désormais assermenté de Hendrix. Mais il est étrangement attachant. Et parsemé ici et là de réussites assez inattendues. Je ne crois pas, par exemple, avoir jamais entendu quelqu’un réussir à reproduire ce qui était si naturel chez Hendrix lorsqu’il composa et interpréta Foxy Lady ou Crosstown Traffic. Ces morceaux frappaient par leur nonchalance insolente mais aussi par leur capacité à swinguer, à cavaler sans réel galop. Sur Alethea, Trower parvient en un tout petit peu plus de 3 minutes remarquables de synthèse à marier ses deux humeurs ; enjambant sans difficulté l’écueil rythmique sur lequel même le grand Gil Evans avait buté dans le cadre de son hommage à Hendrix, paru quelques mois plus tôt. Le savoir faire du groupe sur les blues sombres ne se dément pas. It’s Only Money et For Earth Below brillent ainsi d’un éclat particulier, faisant oublier quelques dérapages sans conséquence (A Tale Untold). Ce 3e album a en réalité les défauts de ces qualités. Le power trio de Trower a gagné en automatisme et ne donne plus l’impression d’être laborieux. Les trois hommes déroulent, pour le dire autrement. C’est aussi ce qui leur fait perdre en partie, dans le même temps, ce soupçon de fébrilité aventureuse qui faisait tout le sel de leurs premières entreprises. Les grandes énergies finissent toujours par se tasser ; c’était peut-être aussi le cas d’un Hendrix qui, sur la fin de sa vie, semblait vouloir professionnaliser ses productions, au risque de gagner certes en qualité d’écriture mais aussi de perdre un peu de ce sentiment d’urgence qui le rendait si enthousiasmant à écouter.

Les virtuoses donnent souvent l’impression de planer. Ce qui différenciait Hendrix du tout venant – et ce qui différenciait Trower qui semblait avoir parfaitement compris cette dimension – c’était sa qualité à donner l’impression qu’il lévitait tout en gardant paradoxalement contact avec le sol. Il y a quelque chose de terrien, voire de souterrain parfois chez Hendrix ; une lourdeur qui évoque les agitations du magma, les déplacements de plaques tectoniques, le creusement de failles. C’est aussi ce qui sous-tend la musique du Power trio de Trower dans ses moments les plus exaltants. Ce que l’on entend, dans ce 3e album, dans les titres Shame the Devil ou Gonna be more Suspicious. Ce que l’on entendait sur le morceau Day of the Eagle qui ouvrait Bridge of Sighs en dépit d’une ligne mélodique faiblarde.

Après ce 3e album, Trower continuera bien entendu à creuser son sillon. Au gré d’albums jamais vraiment inintéressants à défaut de disposer des mêmes forces d’attraction de ses prédécesseurs. Le très honnête Long Misty Days, parait en 77. Lui succède le plus mollasson In City Dreams en 78, qui ne réussit que partiellement à réorienter le trio (devenu quatuor avec l’intégration du bassiste Rustee Allen) vers un son vaguement funky. Avec le temps, les succès s’estompèrent. Le bouche à oreille devint plus confidentielle. Les classements bidon oublieux de ce talent bien terrien qui continuait Hendrix, sans jamais se contenter de l’imiter, sans oublier non plus qu’en fin de compte, si tous les chemins menaient à Rome, tous ceux que la musique empruntait menait à ce blues primal qui était aussi le nerf tendu de ce grand héros que le 18 septembre 1970 nous avait hélas enlevé.

*Plus étrangement Song for a Dreamer fait également penser à des morceaux que Trower n’a pas pu entendre lors de son travail de composition, publiés à titre posthume. Je pense tout particulièrement au splendide Drifting qui figure sur l’album The Cry of Love, publié un mois avant la sortie de Broken Barricades. En écoutant ces deux morceaux, on pourrait supposer que Trower a fait davantage que comprendre le matériau Hendrixien mais qu’il semble aussi avoir intuitivement deviné ce qu’il gardait dans sa manche.


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