Jutta Hipp : « It just happened… »

Avant même d’écouter Jutta Hipp se défouler sur son piano – si tant est qu’on ait encore la chance de la découvrir – il faudrait a minima consacrer quelques minutes à regarder les photographies que l’on a prises d’elle dans les années 50. Car elles disent, au-delà des poses de rigueur exigées par les photographes, ce qu’était en partie la femme comme la musicienne : un mélange de douceur, de fragilité brute et de tristesse réprimée. Jutta Hipp était d’une grande beauté ; mais d’une beauté désarmante, de celles que l’on se sent prié d’admirer avec pudeur et délicatesse, de peur de briser d’un regard trop appuyé une image de porcelaine.

« C’est arrivé comme cela », répondit Jutta Hipp lorsqu’on lui demanda un jour de justifier sa disparition, au début des années 60, alors qu’elle avait connu une prometteuse fin de décennie 50, enregistrant 3 albums loin d’être mal foutus pour le label Blue Note, dont le dernier restera comme l’un des albums légendaires du label. « C’est arrivé comme cela », dit-elle. Avant d’ajouter ceci : « Je ne ressentais simplement pas l’urgence de continuer à jouer ». Comme si la fatalité n’existait pas. Comme si les événements s’imposaient d’eux-mêmes dans le liquide de nos vies, sans fracas, à l’instar des événements arbitraires d’une tragédie molle, où ce que l’on ne fait pas finit par avoir plus d’importance que ce que l’on fait.

Cette parole n’est pas seulement l’illustration d’une profonde mélancolie. Elle traduit aussi le mécanisme de dissociation qui affecte tout particulièrement les individus qui ont dû trouver en eux des moyens de survivre à de grands traumatismes. Jutta Hipp nait le 4 février 1925 à Leipzig. Elle est ainsi, à l’instar de millions d’autres enfants, nés à la même époque qu’elle en Allemagne, le produit mal fini d’une enfance ravagée par la monstruosité de l’Histoire. Jutta Hipp fête son 8e anniversaire cinq jours après l’accession au pouvoir d’Adolf Hitler. Elle a 14 ans lorsque les troupes allemandes envahissent la Pologne. Elle célèbre ses 20 ans sans insouciance lorsque la Seconde Guerre Mondiale s’achève avec la balle qui fait gicler la cervelle de celui qui a fait de la planète un enfer à ciel ouvert. Comment parvient-on à grandir sous l’oppression nazie ? Quels rêves d’adolescent nourrit-on secrètement en soi sous les bombardements alliés ? L’insouciance était-elle possible dans l’Allemagne de l’immédiate après-guerre alors qu’il fallait survivre à la misère, à la faim, alors que les femmes allemandes n’avaient bien souvent d’autres recours que la prostitution pour se payer de quoi survivre ? Nous aimerions pouvoir dire que l’art est un refuge. Il l’est sans doute en partie. Mais il ne l’est pas au point de protéger les âmes sensibles des atrocités d’un monde en perdition pour lequel la morale est devenue une babiole sans valeur. La musique fut peut-être un refuge pour Jutta Hipp. Mais là encore, ce refuge ne s’offrit pas à elle en douceur.

L’artiste en devenir – dont elle ne soupçonnait pas l’embryon – commence le piano à 9 ans. Mais ses premières leçons sont une autre école de la douleur, sous la férule d’un professeur rigide qui ne tolère aucune erreur et dont les conceptions musicales sont aussi sèches, datées, que rigoristes. La découverte du jazz offre à Jutta Hipp un échappatoire. Immédiat lorsqu’il s’agira pour elle de s’extirper d’un apprentissage dénué de plaisir. Persistant lorsqu’elle prendra l’habitude de tromper l’angoisse des bombardements en écoutant des galettes de jazz dénichées par le biais du marché clandestin, la musique jazz étant alors considérée comme l’une des nombreuses branches d »un art prétendument dégénéré qui subissait les assauts de la « pensée » unique nazie. Quoiqu’il en soit, Jutta Hipp échappe au sort d’une grande majorité de femmes après-guerre en Allemagne (contraintes, bien souvent, de se vendre au plus offrant pour se nourrir), en multipliant les cachets dans les petits jazz clubs souterrains qui fleurissent en Allemagne, histoire de recouvrir la misère ambiante d’un fin vernis d’entertainment*.

Outre-Atlantique, au même moment, Leonard Feather (londonien installé à New York depuis la fin des années 30), compositeur honnête (mais sans génie), programmateur radio (connu pour avoir été l’un des premiers à favoriser la radiodiffusion du jazz en Europe) et surtout grand homme de réseau, se demande comment tirer profit d’une scène jazz européenne qui, depuis la fin du conflit mondial, a des fourmis dans les jambes et quelques idées encore mal dégrossies en bataille. C’est un G.I. basé en Europe qui attire son attention sur Jutta Hipp ; en lui envoyant une bande enregistrée avec les moyens du bord. On suppose que Feather apprécia ce qu’il entendit ce jour-là. En janvier 54, alors qu’il organise la tournée européenne du Jazz Club USA, émission radiophonique destinée à promouvoir l’American Way of Life auprès des populations des pays tombés dans l’escarcelle soviétique, il se paie le luxe d’un petit trajet de nuit vers Duisbourg afin d’assister à un des engagements de Hipp dans un modeste caveau de la ville. 3 mois plus tard, Feather loue un studio à Francfort. Jutta Hipp y enregistre 8 titres en quintet avec les saxophonistes Joki Freund (ténor) et Emil Mangelsdorff (alto), le contrebassiste Hans Kresse et le batteur Karl Sanner. Le tout sera édité dans la foulée sous estampille Blue Note mais aussi sous un nom de baptême aussi descriptif que partiellement mensonger : New Faces – New Sounds from Germany. Le programme associe standards indépassables (Ghost of a Chance, What’s New ou Laura), d’autres, plus confidentiels, ou glissant lentement vers l’oubli (tel le Cleopatra de Les Baxter ou ce Mon Petit, assez similaire d’ailleurs dans sa forme à la composition de Baxter, à la différence près que personne n’a jamais été foutu de savoir qui l’avait écrite). Les nouveaux visages sont là. Tout a bien été enregistré en Allemagne. Pour le nouveau son promis, on repassera comme on s’en doute.

« C’est arrivé comme cela », pourrait dire Jutta de la chaine d’événements qui lui permit d’enregistrer son premier disque. L’Amérique était venue à elle avant même qu’elle pense à lui quémander l’asile. Car elle s’y installera sans, toutefois, avoir connu un autre drame, intime celui-là : la naissance d’un enfant à la fin des années 40 et son abandon contraint. Le drame n’est pas qu’intime, faut-il préciser. Car l’Histoire, son caractère tragique en tout cas, tint encore un rôle défavorable ici. Et maintint son apparente volonté de violenter l’âme déjà chancelante de Jutta Hipp. L’enfant (un garçon**) nait en 1948 d’une liaison entre la pianiste et un G.I. afro-américain. L’armée conservait encore à l’époque un fond (plus qu’un fond à vrai dire) de ségrégation : il n’était pas permis aux afro-américains de reconnaitre un enfant, si tant est qu’il ait été conçu avec une femme blanche. Ainsi niait-on l’humanité par le biais du racialisme administratif. Incapable de subvenir à ses besoins ainsi qu’à ceux de son fils, Jutta confie son fils aux filières de l’adoption. 5 ans plus tard, elle s’exile en Amérique grâce à l’intercession de Leonard Feather.

Les cadeaux peuvent être empoisonnés. Celui que Leonard Feather – qui s’était au passage peut-être plus entiché de Jutta Hipp pour son physique que pour la qualité de son jeu, encore inconstant – confectionnait à l’attention de la musicienne émergente, était secrètement chargé en strychnine. Le milieu jazz de cette époque aux USA était certes un entre-soi d’où naissait une folle émulation ; il était aussi un nid de vipères où l’abondance suscitait une compétition féroce. Les talents se bousculaient dans une pièce qui n’était pas si spacieuse ; les uns et les autres jouaient déjà des coudes pour se faire de la place avant même de voir ces petits connards d’européens se la ramener afin d’essayer de s’en faire une. Européens naïfs, doux comme de la crème fleurette, et pire que tout, souriants comme autant d’enfants de chœur ; comme si leur putain de continent n’avait pas été pendant près de 6 longues années un charnier à ciel ouvert. La violence peut prendre de multiples formes et celle que va découvrir Jutta Hipp en débarquant aux Etats-Unis aura finalement raison de ses résistances.

Mais nous n’en sommes pas encore là et Feather a bel et bien le projet d’installer la jeune pianiste dans le paysage, en dépit des récriminations des bopeurs locaux. Le 5 avril 1956, Jutta Hipp, accompagnée de deux excellents musiciens (le contrebassiste britannique Peter Ind et le batteur Ed Thigpen), se produit à New York, sur la mythique 52e rue ouest, au Hickory House. La performance, inégale mais enregistrée, donnera lieu à la parution en 2 volumes du second album de Hipp. Comment considérer cet enregistrement ? L’indulgence à la fois contagieuse et humaine ne nous incite-t-elle pas à l’accueillir avec plus d’aménité qu’on ne le devrait ? Premier constat : ce trio fonctionne. L’écoute est évidente, mutuelle. Hipp respecte les deux musiciens qui l’accompagnent ce soir-là. Ils le méritent, notamment Peter Ind, autre musicien européen très mésestimé qui ne parviendra pas à se faire une place durable aux Etats-Unis, et ce, après avoir tout de même essayé de charmer les publics des deux côtes. Elle les laisse, à prudente distance, par petites touches, établir les fondations de tous les standards choisis. Et les enlumine avec délicatesse, soin, patience. Le deuxième constat concerne le style même de Jutta Hipp. Disons-le tout net : si le temps-qui-passe a été clément avec Jutta Hipp, l’époque, quant à elle, n’a pas retenu ses coups. Son style a longtemps été déprécié pour une parenté jugée trop évidente avec celui de Horace Silver. Cette assertion n’est pas contestable. Il y a dans le jeu de Hipp de nombreux emprunts. A Silver, c’est vrai. Mais elle s’arrêterait là si nous n’entendions pas aussi, niché dans le creux de certaines de ses phrases, quelque chose qui relève d’une culture intrinsèque, voire native. Radicalement différente de celle des musiciens locaux. Une lecture plus générale peut nous permettre d’établir un contexte de compréhension plus développé. La scène jazz européenne au milieu des années 50 est encore balbutiante : le vieux continent ne jouit pas encore de la flopée de très grands musiciens de jazz qui émergeront en son sein. Ceux qui s’y collent après-guerre partent à la découverte d’un langage dont ils n’ont qu’une vision parcellaire. D’un langage étranger, pour le dire plus clairement, dont ils ne maîtrisent que les rudiments (et encore). Tous ces musiciens que le jazz enthousiasme n’ont pas grandi, à la différence des musiciens américains, ni muri, pour ne pas dire baigné, dans l’environnement musical propice au développement de cette musique. Leur rapport au blues matriciel n’a pas ce caractère organique qui constitue naturellement celui des musiciens afro-américains. Mais ils ont d’autres atouts, eux aussi ont un rapport organique avec la musique. La musique de leur continent : celle de Bach, de Beethoven, celle encore encore d’un courant romantique qui contient à la fois le génie et la déchéance prométhéenne de la culture européenne. C’est ce que l’on entend parfois dans cet enregistrement réalisé au Hickory House ce soir-là. Ce que l’on entend dans le placement si particulier qu’adopte Jutta Hipp. Son blues est encore raide, archétypal, embryonnaire peut-être, mais on entend aussi chez elle, dans sa manière d’aborder par exemple le traditionnel Dear Old Stockolm, quelque chose qui évoque la bonne vieille sonate du continent meurtri. Ce quelque chose que les américains n’ont pas et qui favorise chez elle l’expression d’un langage bel et bien naturel qui inverse – même si personne ne le reconnaitra – les rapports de force***. Cette version de Dear Old Stockolm est d’une tristesse à faire pleurer les pierres. Elle marque au fer. Jutta Hipp y esquisse sans fard un sentiment de perte qui unit tous les auditeurs à sa peine. Car si elle a perdu beaucoup, nous avons tous aussi perdu. Vivre, c’est perdre des choses en chemin.

En juillet 1956, Jutta Hipp participe à la dernière session de sa fulgurante carrière. Dans les studios de Rudy Van Gelder cette fois-ci. On retrouve à nouveau à ses côtés le batteur Ed Thigpen. Viennent se joindre à ces deux survivants de l’enregistrement au Hickory House le saxophoniste Zoot Sims, le trompettiste Jerry Lloyd et enfin le batteur Ahmed Abdul-Malik. C’est le disque qui rappellera toujours à nos mémoires le nom de cette pianiste venue d’Allemagne, disparue aussi vite qu’elle avait surgi. La faute à l’insolente virtuosité de Zoot Sims, comme l’affirmèrent les contempteurs de Jutta Hipp ? C’est en tout cas une composition de Sims et son ténor qui ouvrent l’album. Dans son style caractéristique : acrobatique et agile, joueur en matière de sonorités, dégoulinant d’un swing raffiné. C’est vers la 4e minute de ce Just Blues qu’intervient réellement la pianiste : son solo est un solo intimidé, rentré, trop contenu. Pourtant, le discours parvient à toucher, notamment dans un improbable mariage de phrases délicates et de phrases inachevées. Le discours est davantage maîtrisé sur une interprétation de choix de Violet in Furs. A elle seule, cette version établit la pertinence de l’association Hipp/Sims. Il y aurait beaucoup à dire sur l’écoute singulière de Jutta Hipp et sa manière de prendre le relais d’un musicien. Certes, cela ne fait pas un style en soi. Mais c’est dans sa manière de ne jamais être prise au dépourvu, dans sa manière de toujours s’inscrire avec justesse dans une continuité réelle avec ce qui vient d’être dit, qu’elle exprime le mieux la musicienne qu’elle n’était peut-être pas encore tout à fait mais qui ne demandait qu’à éclore.

Mais rien n’éclora plus. Désargentée, expulsée de son logement en 58, Jutta Hipp, sujette à de sombres moments de dépression (et, aussi, à l’alcoolisme, autre faux refuge), décide de ne plus s’exposer aux brimades d’un milieu qui ne veut pas d’elle (et le lui fait savoir, notamment par la voix de ces grands délicats qu’étaient Miles Davis ou Art Blakey****). Elle accepte un boulot quelconque dans une usine de textile de Newark. Une planque qui lui permettra de vivre décemment. Un labeur qu’elle conservera toute sa vie, parce que, selon ses dires : « Il n’était pas très dur et il ne mobilisait pas mon attention ». Attention qu’elle consacrera à deux grandes passions : la peinture et la photographie. Cette partie de sa vie s’efface, tout comme les épreuves connues sous le nazisme puis pendant la guerre. Tout comme le souvenir de l’enfant qu’elle a laissé derrière elle, tout comme celui de cet amant qu’elle n’a plus revu et que personne n’a réussi à identifier. A tel point qu’à son décès, le 7 avril 2003 des suites d’un cancer du pancréas, son entourage lui découvrira, éberlué, un passé de musicienne dont elle n’avait jamais rien dit à personne. Même quand, en 2001, un ponte du label Blue Note la retrouvera – par l’intermédiaire de Gundula Konitz (épouse de Lee Konitz), l’une des rares personnalités du milieu avec laquelle elle avait gardé quelque contact – pour lui annoncer l’arrivée prochaine dans sa boite aux lettres d’un chèque d’environ 40.000 dollars correspondant à des royalties amassés avec les années (et donc non versées). Les comptes font les bons amis, dit-on. Encore une fois, c’était arrivé comme cela, sans prévenir. Tout comme Jutta Hipp s’en était allée.

*Un label allemand a exhumé en 2013 des enregistrements précoces de la pianiste se situant entre les années 1952 et 1955. La qualité sonore de ce document n’est pas optimale mais il donne une vision intéressante de ce qu’était la scène jazz en Europe, après-guerre.

**L’historienne du jazz Katja von Schuttenbach a retrouvé la trace du fils perdu de Jutta Hipp, Lionel. Voici ce qu’elle disait à ce propos dans un interview en 2013 : « J’ai une copie du certificat de naissance modifié de Lionel dans lequel sont identifiés ses nouveaux parents et son changement de nom. Lionel aura 65 ans en novembre prochain. Il est marié, n’a pas d’enfants et vit en Allemagne. Il est au chômage depuis un certain temps en raison de problèmes de santé et vit essentiellement des allocations de l’état. Malgré tout cela, il a un grand sens de l’humour et aime la musique, en particulier la country. Il joue également du piano, de la guitare et de la batterie. Je pense personnellement que Lionel aurait eu une vie meilleure aux États-Unis. » Ce dernier point de vue est étonnant dans la mesure où certains de ceux qui ont pris le temps d’écrire sur la vie de Jutta Hipp considèrent qu’elle aurait peut-être eu une carrière plus fructueuse si elle n’avait pas traversé l’Atlantique. Qui peut savoir ?

***Nous pourrions faire le même constat à propos du pianiste André Prévin. De formation classique, Prévin fuit l’Allemagne pour les Etats-Unis en 1938. Durant la deuxième moitié des années 50, il est l’un des grands acteurs de la scène west coast. Comme Hipp, Prévin maîtrise le blues matriciel avec difficulté. Ce qui ne l’empêche pas de livrer de très belles improvisations ; en particulier lorsqu’il a recours à son langage musical maternel (si l’on peut dire la chose comme cela). Prévin finira du reste par revenir vers son univers musical d’origine, en devenant chef d’orchestre pour de grands ensembles américains et européens.

****Il me serait possible de raconter une ou deux anecdotes mais je n’en ferai rien. Elles sont navrantes et sordides, et donnent de surcroît une image déplorable, de Miles comme de Blakey notamment. Je préfère citer Mingus, avec qui Jutta Hipp fit quelques jams à la toute fin des années 50, juste avant de raccrocher. Citer ce qu’il disait sobrement d’elle – avec l’étonnante gentilesse qui le caractérisait parfois – dans un documentaire réalisé en 1968 : « Jutta était une excellente pianiste ». Il avait raison.

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