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Thomas Marriott en multi-écran…

Le jazz est une affaire de foi. Hélas, l’affaire d’une foi désormais chancelante dont les vieux vicaires disparaissent les uns après les autres, et que les fidèles les plus tièdes délaissent. Les bancs se vident, les temples ferment ou s’essaient à de maladroites (mais lucratives) conversions. Les jeunes gens se préparant aux scrutins entrent en studio en se demandant comment faire pour continuer à faire vivre le jazz sans jamais en jouer vraiment. Les traditions se perdent peu à peu. Ne persistent plus qu’un assortiment de rites creux, quelques reliques d’un passé glorieux. Et enfin, une poignée de résistants psalmodiant dans l’indifférence à peu près générale. Le tableau n’est guère reluisant mais il dit quelque chose de l’Histoire d’une musique qui aurait pu mourir 1000 fois mais n’a jamais vraiment cessé de se relever.

Le trompettiste Thomas Marriott, né à Seattle il y a presque 50 ans, autrefois lauréat [en 1999] de la très sérieuse compétition pour trompettistes portant le nom de baptême de Carmine Caruso (l’un des plus grands professeurs et pédagogues de l’instrument), est à l’évidence un résistant. Pour preuve : ces 15 albums au compteur en tant que leader et une grosse décade courageuse à s’épuiser sur la scène New Yorkaise avant de revenir au bercail. Une carrière est souvent faite d’heureuses rencontres ; c’est sa rencontre avec le pianiste Orrin Evans qui va changer ses vues et infléchir son approche. En 10 années dodues d’amitié fructueuse, les deux hommes ont enregistré un paquet de galettes singulièrement bien foutues. Leur première escapade remonte à 2012 lorsque Marriott intègre Evans au sein de son quartet « Human Spirit » pour l’enregistrement d’un live intitulé Dialogue sous les lumières tamisées du cossu Tula’s jazz club de Seattle. S’ensuivent 3 albums passionnants en quartet : Urban Folklore en 2014, Trumpet Ship en 2020 et un autre live surpuissant capté fin juin 2021 en pleine canicule (d’où son titre Live from the Heat Dome). Tout méditerranéen vous le dira : la chaleur excessive a deux effets distincts – et non simultanés – sur l’être humain. Elle peut vous abrutir et vous rendre inepte. Ou vous concentrer, vous installer dans une zone étrange située entre le conscient et l’inconscient. C’est dans cette zone – où l’on n’a plus d’autre choix que d’avancer (tout autant sur quelque chemin qu’en soi-même) – que ce quartet trouvait en pleine fournaise les moyens d’atteindre une forme de quintessence. Ce que l’on perçoit de manière assez spectaculaire sur le morceau fortement concentré d’ouverture, Angel of Sunlight ou sur The Joint Chiefs qui propose – outre la participation de la chanteuse Johnaye Kendrick – deux soli ébouriffants de Marriott et d’Evans.

Il n’était sans doute pas aisé de retrouver un tel niveau d’excellence, surtout si l’on rappelle le fait qu’il trouva sa source dans d’exceptionnelles conditions. Et, en effet, le quartet de Marriott – qui a de surcroît évolué entretemps puisque les contrebassiste Robert Hurts et batteur Mark Whitfield Jr. ont respectivement remplacé Eric Revis et Ted Poor – ne retrouve pas en studio le moite sublime de la prestation qu’il donna au Hall of Justice de Seattle. C’était attendu mais cela n’empêche pas ce quartet de réussir à tirer l’auditeur par l’oreille. La faute à une cohésion toujours impeccable mais aussi à un matériau entièrement musico-cinématographique qui constituait en lui-même un défi ; comme le sont toutes les entreprises conceptuelles. Screen Time, sorti il y un peu plus d’une semaine (chez Imani Records) fait donc, à sa mesure, la démonstration de la capacité de résistance des deux compères. Plus encore, de l’aptitude à communiquer qu’ils ont déployé ensemble en plus de 10 ans.

Screen Time commence d’ailleurs sans peur ni économie, tambour battant et toutes cymbales dehors, avec une version heureusement méconnaissable de Summer Nights [si l’on se réfère à la version première datée de 1936, et chantée par James Melton pour la comédie musicale Sing me a Love Song]. Comme s’il était besoin d’enfoncer le clou. Mais le quartet sait modérer ses ardeurs. Quelques plages plus loin, une version de You only live twice installe ainsi une ambiance plus sereine et surtout dénuée de la grandiloquence de la version enregistrée en 67 par Nancy Sinatra pour le cinquième volet des aventures de Sean Connery en James Bond. Arrangement soigné, s’il en est. Au sein de cette revue programmatique (qui voyage encore des bandes son du film Predator au drama gluant Awakenings, sans oublier quelques madeleines proustiennes télévisées (Sesame Street ; Reading Rainbow)), Marriott n’oublie pas d’y mettre un peu du sien avec une composition éponyme tournoyante qui permet au quartet de se replier un instant sur ce qu’il fait le mieux : un jazz direct, franc du collier, oscillant entre bop et modernité. Et c’est en fin de compte ce qui constitue la caractéristique, non seulement de cet album plutôt réussi, mais aussi de toutes les entreprises menées par le duo Marriott/Evans (que l’auteur de ces lignes vous invite fortement à écouter en intégralité) : l’expression d’une foi sincère dont découle naturellement l’esprit de résistance. Tout autant qu’une simplicité inattendue, faisant souffler un vent de fraicheur salutaire en ce début d’année où les fidèles se comptent les uns les autres, perdus dans les travées désertes du temple pour se rassurer.

Thomas Marriott « Screen Time » (Imani Records)

Thomas Marriott : Trompette
Orrin Evans : Piano / Fender Rhodes
Robert Hurst : Contrebasse
Mark Whitfield Jr. : Batterie
Shedrick Mitchell – Orgue Hammond B3 (on « Goodbye / Love Theme From “Predator”)


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