En novembre 1974, Sonny Stitt reçoit les honneurs du magazine Downbeat et de son mythique blindfold test. Ironie du sort, le magazine annonce la mauvaise couleur en sommaire du numéro, installé traditionnellement en page 4. Comme s’il n’y croyait pas, ne voulait pas y croire lui-même ou prenait l’événement par dessus la jambe… Mais c’est bien Sonny Stitt qui s’y colle et non Dizzy Gillespie comme indiqué ; le test de Dizzy était quant à lui paru à l’occasion du numéro précédent d’octobre. Voilà qui est bien malheureux. Mais il ne s’agit guère que d’une triste coquille. Un copier-coller malheureux dirait-on aujourd’hui… On devine qu’un secrétaire de rédaction s’est fait tirer les lobes d’oreille après ça… On devine qu’il a promis qu’on ne l’y reprendrait plus. Ces choses là arrivent. Mais elles arrivent tout de même plus souvent aux Stitt qu’aux autres. Cette triste méprise illustre en fin de compte assez bien le sort d’un musicien dont personne n’a jamais vraiment douté du talent mais que personne n’a jamais pris le soin non plus d’estimer à sa juste valeur.
Le premier morceau choisi par la rédaction de Downbeat pour ce test à l’aveugle est une facétie puisqu’il est extrait d’un album de Stitt lui-même, en duo avec Paul Gonsalves : Salt & Pepper, sorti 10 ans plus tôt (en juillet 1964) sous l’estampille du label Impulse! (dernier disque du reste, enregistré par Stitt, pour la maison de Bob Thiele). Le morceau choisi est une relecture de Stardust sur laquelle Stitt délivre une introduction d’une force singulière (et pour tout dire émouvante). Bien sûr, le saxophoniste se reconnait lui-même et adresse un regard noir au journaliste Herb Nolan qui pilote l’exercice. L’air de dire : « C’est une putain de question piège ? Vous me prenez pour un débile, les mecs ? » Mais voilà, passée l’introduction, tout change avec l’irruption du son suave de Paul Gonsalves.
Stitt se calme et dit : « C’est Ben… Non, c’est Paul. C’est marrant parce que j’ai perdu Paul. J’ai aussi perdu Don Byas, j’ai perdu Jug (NdA : Gene Ammons). J’ai aussi perdu mon oncle Ben – je parle de Ben Webster bien sûr – j’ai perdu mon père, Coleman Hawkins, et mon autre père, Lester Young. Et mec, je me sens affreusement fatigué. Regarde un peu : je suis tout seul désormais. J’ai perdu Bird aussi. Nous avons vécu tellement d’aventures ensembles, tu sais. Ouais, un paquet d’aventures. Laisse-moi te dire quelque chose : ces gars étaient les gens que je préférais dans ce monde. Je pense que Paul est incroyable sur ce disque. Il est magnifique sur ce disque. Il est lui-même et donne de lui-même – et moi, je faisais du mieux que je pouvais. Est-ce que tu vas arrêter ça ? Moi et Paul sur ce truc, il n’y a rien à deviner, allez… Je ne me souviens même pas de ce disque. J’en ai fait tellement qu’il m’arrive d’en oublier. J’ai enregistré plus de 160 disques et je me faisais arnaquer sans même que je m’en rendre compte. Je prenais le peu d’argent qu’on me donnait et j’oubliais. Mais cela étant, je considère que Paul était l’un des saxophonistes les plus raffinés du monde et il était surtout un de mes grands amis. On faisait les 400 coups à chaque fois qu‘on se voyait… »
Quoiqu’en ait pensé Sonny Stitt, le choix de la rédaction de Downbeat fait mouche. En temps normal, ce test à l’aveugle a vocation à en savoir plus sur les conceptions musicales personnelles des grands musiciens. Parfois, à attiser de futures polémiques. Mais ce jour-là, l’esbroufe, l’arrogance, la malveillance ou les propos creux font place à la sincérité désarmante d’un musicien étranglé par la solitude. Paul Gonsalves est mort quelques mois plus tôt, le 15 mai. C’est sans doute le sens de ce choix. Mais ce choix en cache un autre, dont les sens sont multiples, à travers l’élection de Stardust au sein d’une session plutôt riche par ailleurs qui proposait notamment une bien joyeuse composition, co-écrite par Stitt et Gonsalves, ou encore une version remarquable de Perdido.
Bien sûr, Stardust est un des plus beaux standards du répertoire. Composé par Hoagy Carmichael en 1927 – en réminiscence magnifiée d’une histoire d’amour s’étant mal terminée – il a été revisité des milliers de fois. La première version est enregistrée le 31 octobre 1927 pour le label Gennett. L’histoire nous raconte que Carmichael n’avait pas pris le soin de retranscrire sa composition sur partition. Faute de mieux, il siffle donc l’air aux musiciens de l’orchestre d’Emil Seidel. En 1929, Don Redman propose un arrangement plus sentimental pour les Chocolate Dandies. C’est en entendant cette version qu’Irving Mills pressent le potentiel de la composition ; et qu’il choisit en conséquence Mitchell Parish pour en écrire les paroles a posteriori. Avec comme cahier des charges une liberté quasi-totale et un titre, déjà trouvé, né d’une impression fugace : Stardust (ou poussière d’étoiles).
Il n’est pas certain que les interprétations chantées de Stardust soient meilleures que les instrumentales. Ni moins bonnes. Peut-être parce que ce standard est plus qu’une simple bluette, qu’il parvient à dire quelque chose de sincère, de profond… Ella en offre une version inoubliable, en 54, dans le cadre de l’album Songs in a Mellow Mood ; seulement accompagnée du piano d’Ellis Larkin, elle a tout loisir d’exposer le plus crument la beauté de son timbre. Une autre voix hors-norme s’est penchée sur le standard de Carmichael : celle de Nat King Cole qui offre également un beau dénuement, grâce à l’orchestre de cordes très délicatement guidé par les arrangements de Gordon Jenkins. Les versions instrumentales sont tellement nombreuses qu’une vie ne suffirait peut-être pas à en faire le tour : Lester Young et Oscar Peterson en font une merveille en 59, Coltrane fin 58 en profite pour rappeler qu’il est le maître incontesté des ballades. Mulligan et Chet, Duke, Pops… On pourrait décliner des kilomètres de versions sans frôler la faute de goût…
Mais ce n’est pas la beauté structurelle ou l’évolution (bienvenue) de sa tonalité à travers le temps qui font de Stardust le meilleur choix pour ce blindfold test (ce qu’atteste la réponse si franche de Sonny Stitt). C’est le sens même des paroles écrites par Parish ; des paroles qui font écho à la nostalgie et à la solitude exprimées par Stitt.
Et maintenant, le crépuscule mauve de la nuit tombante / S’étend à travers les prairies de mon cœur / Haut dans le ciel, les étoiles minuscules s’élèvent / Ne cessant de me rappeler que nous nous sommes séparés.
Tu as erré dans la ruelle puis au loin / Ne me laissant qu’une chanson qui ne mourra pas / L’amour est maintenant la poussière d’étoile d’hier / La musique des années passées
La tristesse de Sonny Stitt est l’expression dune fraternité perdue. Et d’un amour. A travers le souvenir d’êtres exceptionnels. A travers celui d’une époque où, en dépit de la médisance, de la dureté d’une condition, tout semblait possible, inextinguible voire éternel. Voilà sans doute pourquoi ce blindfold test de novembre 1974 s’extirpe subrepticement de la banalité convenue, au-delà du fait qu’il a le bon goût de rappeler à notre mémoire la splendeur de la version de Stardust, offerte en 64 par Paul Gonsalves et Sonny Stitt, frères éternels de galère, frères éternels de débauche, frères éternels en beauté.
