Tout comme le langage, la musique procède d’une lente construction historique et culturelle. Et collective. Si tel n’était pas le cas, nous ne pourrions pas étudier son évolution ou encore remonter le temps jusqu’à ses origines. Les origines de la musique sont certes incertaines. Les sources manquent comme on s’en doute. Mais ce que l’on sait, c’est qu’elles rejoignent les origines de l’humanité elle-même. C’est ce que nous révèle en tout cas la découverte au milieu des années 90 d’un instrument de musique datant d’il y a plus de 40 000 ans (le plus vieil instrument de musique connu) dans un parc archéologique slovène : une flute en vérité, que l’on associe au savoir-faire néandertalien, fabriquée à l’aide d’un fémur d’ours des cavernes.
Nous savons aussi depuis la fin du 19e siècle environ – car c’est bien évidemment plus compliqué que cela – que la musique n’est pas uniquement une construction historique et culturelle. Elle n’est pas née du néant, d’un accident, ni de l’idée saugrenue d’un être qui se serait avéré plus génial que les autres. Mais bel et bien d’une prédisposition biologique du genre humain. Pour le dire autrement, nous sommes génétiquement programmés pour apprécier la musique, pour la comprendre, pour la jouer, comme nous sommes génétiquement programmés pour parler, communiquer les uns avec les autres par le biais de langages plus ou moins codifiés.
Le fonctionnement du cerveau est mystérieux. C’est sans doute la raison pour laquelle on en apprend souvent plus à son sujet en étudiant ses défaillances qu’en étudiant ses exploits. En l’espèce, tout commence avec l’écrivain canadien Grant Allen. Plus exactement avec un de ses articles scientifiques (Note-Deafness) publié dans la revue Mind en 1878. Ce qu’il y décrit ne traduit encore qu’une intuition, mais cette intuition, à travers le cas d’un homme de 30 ans, sans antécédents de maladies neurologiques, incapables de distinguer deux notes de musique différentes en hauteur ou de reconnaitre une mélodie connue du plus grand nombre, a contribué à la future découverte d’une défaillance congénitale (et donc, par effet de déduction, de l’un des grands pouvoirs du cerveau humain). [NdA : Je n’ai pas de précision sur les mélodies qui furent testées dans ce cas d’espèce mais il nous suffira de nous représenter la situation d’un individu de culture francophone qui serait incapable de faire la différence entre un mi et un la et/ou de reconnaitre les mélodies de Frère Jacques ou de J’ai du bon tabac par exemple]. Quoiqu’il en soit, cet article est la première pierre qui va permettre plus tard à des scientifiques de découvrir et de définir plus finement le syndrome d’amusie. Ou de ce que l’on appelle encore – de manière sans doute impropre mais plus poétique – l’oreille sourde.
D’autres études ont été menées sur le sujet depuis l’article d’Allen. Elles sont intéressantes en ceci qu’elles ont non seulement démontré la validité de ses intuitions mais aussi la préservation, dans les cas d’amusie, des fonctions non musicales. En d’autres termes, la « spécificité du trouble au domaine musical suggère que les habiletés musicales sont indépendantes des autres fonctions cognitives ». Si nous sommes ainsi prédisposés à apprécier et à comprendre la musique, les circuits cérébraux qui nous le permettent sont particulièrement dédiés à cette fonction. La découverte est remarquable : aucun trouble au niveau du langage réceptif n’est observé chez les sujets amusiques. Mieux, la perception et la reconnaissance des différents événements auditifs non musicaux ne sont généralement pas affectés. En somme, l’amusique est incapable de reconnaitre la mélodie de Frères Jacques mais identifie sans problème le bruit d’un marteau-piqueur, d’un coup de feu, d’un aboiement, d’un goutte-à-goutte suspect dans l’évier, d’une porte qui grince ou d’un estomac qui gargouille…
Notes, mélodie : nous avons compris. Mais qu’en est-il du rythme ? Qu’en est-il d’individus infoutus de taper correctement dans leurs mains ? Les êtres arythmiques existent-ils ? Et s’ils existent, quels sont les réseaux neurologiques défaillants qui sont à l’oeuvre (ou n’y sont pas, pour être plus exact). Le rythme s’apprend-t-il ? Le rythme en lui-même, je ne sais pas. Mais nous pouvons apprendre certains rythmes, assurément. Et, en fonction de notre héritage musical particulier, certains peuvent même s’avérer ardus à maîtriser – dans la mesure où leur apprentissage nécessite, davantage qu’un désapprentissage, le nettoyage pur et simple de réflexes acquis souvent depuis l’enfance. Bon courage, les gars… [Je précise qu’il en va de même vis-à-vis des différentes traditions musicales dans le monde, en ce sens qu’elles obéissent parfois à des règles radicalement dissemblables]. Reproduire un rythme, c’est bien entendu le comprendre. Comprendre sa (ses) fonction(s). Comprendre son fonctionnement. Comprendre l’intelligence de sa sécabilité. Le rythme est-il chez l’être humain une capacité, intrinsèque à sa nature, au même titre que le langage ou l’aptitude à reconnaitre des notes de hauteur différente ? Autrement formulé : le sens du rythme existe-t-il ? Mes questions restent ici sans réponse. Mes recherches infructueuses. Seuls les cœurs semblent pouvoir être arythmiques… Tout ça pour ça, vous allez me dire.
Le jazz est obsédé par le rythme. Croyez-le ou non, on peut croiser de bons concertistes en rade rythmique. Capables de déchiffrer au kilomètre mais luttant perpétuellement pour se placer à bon escient. A contrario, on ne croisera jamais un bon musicien de jazz en délicatesse avec le rythme. Parce que…comme je l’ai indiqué plus tôt : le rythme est l’obsession du jazz. Le rythme est sa chape fondatrice. Et parce que cette musique ne cesse de s’interroger sur son sens, sur son fonctionnement, sur son rôle, au même titre qu’elle peut s’interroger sur les chords changes, l’harmonie ou les principes d’interaction.
Steven Feifke, jeune pianiste bostonien, est un musicien fascinant à cet égard. Feifke a deux facettes ; deux facettes qui placent la question rythmique au centre de tout. Facette #1 : directeur de big band. A ce jeu là, Feifke n’est pas loin d’être le meilleur. Ces albums en attestent en tout cas, de Kinetic, paru en 2021, à Catalyst, en passant par sa collaboration avec Bijon Watson et le Generation Gap Orchestra. Or, le rythme, dans un big band, c’est en quelque sorte le ciment. Sans lui, tout s’enlise. Tout périclite. Les arrangements, aussi fins et subtils soient-ils, se dissolvent. L’autre facette de Feifke est plus intimiste et s’appuie sur deux albums, réalisés en trio, en compagnie du batteur Bryan Carter et du contrebassiste Dan Chmielinski. 2 volumes qui s’attachent à mettre en valeur, comme leur nom l’indique, le rôle de la section rythmique. L’approche est intéressante mais également un peu étrange. Comment mettre en valeur le rôle de la section rythmique en la circonscrivant à sa taille ? Sans l’immerger, pour être plus clair, au sein d’un ensemble plus large (un quintet, par exemple, qui intégrerait un trompettiste et un saxophoniste) ? En étant méthodique, sans doute. Et en ne changeant pas d’approche pour autant. « Quand on pense aux géants du trio avec piano, précise Feifke, Oscar Peterson, Ahmad Jamal, Bill Evans… on s’aperçoit qu’ils ne se contentaient pas de jouer du piano avec une virtuosité extrême. Leurs trios – leurs arrangements – avaient une vraie énergie ! J’apporte au trio les mêmes idées musicales que je le ferais pour un big band, tout en y ajoutant l’intimité unique du trio. »
Il m’est souvent arrivé de voir le fonctionnement de la section rythmique comme une sorte de jeu de construction complexe où il s’agirait d’imbriquer des formes dans d’autres formes. Au sein du trio de Feifke, tout semble fonctionner selon ce principe d’imbrication. Mais en guise de formes, nous devrions plutôt parler d’espaces. D’espaces venant se nicher dans d’autres espaces, enrichissant l’ensemble. La magie opère de la sorte : au lieu de contracter (ou de surcharger) l’espace, la méthode a pour effet d’élargir les possibilités et ce, sans jamais sortir des limites préconçues de la structure musicale. Je ne suis pas certain que ce soit très clair. Je ne le serais pas en tentant de m’en tirer avec la tendance lourde du batteur Bryan Carter à dilater les intervalles. Mais parfois, nous n’avons pas vraiment de mots justes pour expliciter ce qui ne peut rester qu’au stade de la sensation. Et le rythme, ce n’est pas que cela, mais c’est aussi cela : une sensation. Malgré les intentions et une démarche d’écriture parfois pointue.
Pour le premier volume de sa démonstration à plusieurs niveaux, Feifke avait choisi 7 standards qu’il avait assorti d’une composition. La diversité de ses choix lui avait permis une exploration large et diversifiée, au sein de laquelle le Dolphin Dance de Hancock ou le Stablemates de Golson cohabitaient sans mauvais accord avec les plus classiques Tea for two ou Soflty as in a Morning Sunrise. Le volume 2, sorti il y a quelques semaines, propose davantage de compositions mais continue de piocher dans le great american songbook : chez Gershwin d’emblée avec une version enlevée de I’ve got rhythm (que l’on peut comparer avec son pendant facétieux, I’ve got algorithm, réalisé avec le Generation Gap Orchestra) ; chez Bronislaw Kaper pour une relecture d’Invitation qui illustre à merveille ce que je disais un peu plus haut au sujet des espaces imbriqués ; chez la machine à flonflons Disneyenne Frank Churchill avec une interprétation très écrite de Someday my prince will come à des lieues de ce que l’on a l’habitude d’entendre.
On l’aura compris, ce deuxième volume est une réussite totale. Y compris côté composition. Ebb and Flow est d’un charme absolu. Duma, en clôture de l’album, oscille entre swing classieux et train de marchandise que rien n’arrête. Ce qui est aussi le cas de And then There was nothing left. Il semblerait que Feifke se soit piqué au jeu. Avec un deuxième volet moins divers et moins didactique, plus concentré, il fait mieux que disséquer le rôle de la section rythmique, il en dévoile l’essence. Excitant chez l’auditeur un circuit de neurones, allez savoir, dont nous n’avons peut-être pas encore connaissance…
