Roy Haynes, l’infaillible

Max Roach, Elvin Jones, Art Blakey, Toni Williams forment un cercle fermé : celui des batteurs légendaires de l’Histoire du jazz. Un cercle d’intouchables en vérité. Roy Haynes, mort le 12 novembre dernier à quelques mois de son centenaire, faisait partie de leur cercle. Max Roach était le batteur mélodiste par excellence. Elvin Jones était la monture insoumise qui pouvait, certains soirs, désarçonner les plus chevronnés. Art Blakey déchainait les éléments. Toni Williams était ce liant qui, de l’accent le plus infime, illuminait les ténèbres. Ce qui caractérisait Roy Haynes était plus diffus. Mais aussi plus évident – à la manière d’un de ces silences soudains et donc inhabituels que l’on finit par remarquer tardivement après s’être trop acclimaté aux bruits de notre environnement. Roy Haynes était infaillible. Infaillible au sein du quintet de Charlie Parker au début des fifties, infaillible au service de Sarah Vaughan pendant 5 longues années (une petite éternité en jazz), infaillible avec Monk ou Sonny Rollins, infaillible avec les défourailleurs de la maison Blue Note (Andrew Hill, Jackie McLean), infaillible avec les panthéonisés du spiritual jazz (Pharoah ou Alice Coltrane), infaillible pour accompagner les premiers pas de Dolphy en tant que leader, infaillible au sein du quartet de Getz durant une partie de la deuxième moitié des sixties, infaillible en soutien d’Art Pepper (sur l’album Today, sommet tragique du retour de l’altiste au pays des vivants), infaillible encore avec Corea ou Metheny. Le tour de piste, périphérique, n’a pas visité le centre : il est donc non exhaustif, sélectif. Mais par pitié, cessez donc d’écrire que Haynes joua avec les plus grands quand ce sont en réalité les plus grands qui jouèrent avec lui. Parce qu’il était infaillible comme nous l’avons dit, et par déduction logique, parce qu’il était l’un des leurs.

La discographie de Haynes en tant que leader est bien sûr moins fournie que celle qu’il présente en qualité de sideman. Il en est souvent ainsi des batteurs, à quelques exceptions près (qui confirment bien sûr la règle). Et ce qui frappe dans cette discographie (qui n’est pas chiche non plus), c’est qu’elle présente la même diversité affichée à travers son activité de petites mains. Du délicatement avant-gardiste Out of the Afternoon, publié sous estampille Impulse! en 1961 à l’hommage majuscule à Charlie Parker enregistré par le batteur au début des années 2000. Le chemin n’est pas rectiligne. Il est sinueux. Le temps n’est pas uniforme. Haynes avançait sous tous les climats. Pour jauger de la qualité d’un palais, il faut souvent regarder dans les coins, en inspecter les menus détails. Rester ouvert à la surprise d’une finition discrète, d’une enluminure cachée, d’une toile que personne ne prend jamais le temps de regarder. De ce point de vue, les enregistrements réalisés par Haynes en 77 et 78 pour le label Galaxy méritent sans doute d’être réécoutés avec attention. Boudés par les critiques, ils constituent une illustration de la singulière polyvalence d’un batteur sur lequel ni le temps ni les tendances n’ont jamais semblé avoir de prise.

L’album Thank you Thank you, enregistré en juillet 1977 sur 3 sessions rapprochées, décontenance encore aujourd’hui les critiques par l’ampleur des registres qu’il aborde. En 5 titres, Haynes démontre son absence de limites. Sa maîtrise absolue des moods, des ambiances et bien entendu des rythmes. Les batteurs ayant émergé à l’ère du be bop ont toujours eu beaucoup de difficulté à adopter les techniques de jeu spécifiques du jazz funk des années 70. Ils ont toujours ce petit quelque chose de heurté, de trop épais. Haynes est une exception. C’est avec insolence qu’il plane au-dessus du groove de la composition Thank you Thank you. Sans jamais trop en faire. Sans singer ces nouveaux arrivants qui maltraitaient avec une facilité déconcertante leur caisse claire. Sur Bullfight, changement d’ambiance. Le morceau est un tango clichetonneux et foutraque, électrisé par la guitare de l’oublié Marcus Fiorillo. C’est la même aisance à l’œuvre. Pas de mauvaise surprise non plus sur une version ébouriffée du Quiet Fire de George Cables qui offre à Haynes une occasion de joyeuse cavalcade. Il y a aussi ce Processional essentiellement rythmique qui brasse un nombre impressionnant d’influences. C’est enfin une ballade, Sweet Song, composée par Stanley Cowell qui achève l’album. Haynes ne manque rien (ou presque). Ne se heurte à rien. Si le son si particulier de sa frappe (franche, claire, engagée) ne nous rappelait sa présence, on pourrait presque penser que plusieurs batteurs sont à l’œuvre ici. Thank you Thank you est ainsi une sorte de monde miniature. Une sorte de révision de carrière fulgurante. C’est sans doute ainsi qu’il faut le considérer, sans se soucier d’unité ou d’une cohérence qui n’a peut-être pas lieu d’être. En juillet 77 toujours, Haynes enregistre 7 autres titres pour Galaxy. Ils forment la matière d’un album (Vistalite) encore plus boudé par la critique que l’album précédent. On y trouve pourtant plusieurs pépites fiévreuses : le titre éponyme ou encore une composition de Marcus Fiorillo baptisée Rok Out dont le rythme raide et implacable offre à Joe Henderson, à l’altiste Ricardo Strobert et au guitariste des espaces de solo gigantesques.

Sur les pochettes de ces deux disques, qu’il faut donc réécouter avec bien plus de bienveillance, Haynes s’affiche tantôt souriant, tantôt imposant. Ces deux facettes évoquent l’humilité d’un batteur qui avait la grande qualité de savoir désapprendre et le gabarit d’un musicien qui en imposait à tous sans jouer les fiers-à-bras. Sans doute avait-il conscience, à l’occasion de ces sessions, de prendre à revers tous ceux qui pensaient avoir correctement mesuré sa stature. Mais on ne mesure pas la stature de batteurs comme Haynes, Elvin Jones, Max Roach, Art Blakey ou Toni Williams. Les instruments de précision nous manquent. Ces gens-là se jaugent et s’ils se mesurent, ce ne peut être qu’entre eux.

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