Sans improvisation, le jazz n’existe pas. Sans improvisation, le cœur du jazz n’est qu’un vieux cœur desséché à l’intérieur duquel rien ne palpite. C’est l’improvisation qui a permis à cette musique de perdurer. Elle qui constitue aujourd’hui son seul commun persistant. C’est parce qu’elle est le sang qui l’irrigue que nous continuons de l’écouter, plus d’un siècle après sa naissance.
Bien sûr, cela étant dit, le jazz ne vit pas qu’à travers l’improvisation. Chaque grande composition de jazz est aussi la concrétisation d’un art architectural pour ainsi dire. D’un art plutôt délicat d’ailleurs, qui s’appuie sur la progression mélodique, la science harmonique ou ces désormais célèbres changements d’accords qui ont bouleversé la manière de composer, de penser, d’entendre la musique. Mais si toutes ces caractéristiques (et d’autres) ont leur importance, l’auditeur de jazz sait bien que ce qui se joue dans un morceau de jazz s’appuie en grande partie sur la capacité de grands musiciens à improviser. Le peuple réclame des solos, comme les romains réclamaient, dans l’arène, des chrétiens à offrir aux lions. C’est aussi pourquoi il applaudira mécaniquement, culturellement, rituellement, parfois avec un flagrant manque d’à propos (voire de considération), à la fin de chacun d’entre eux lors de performances scéniques ; à tout rompre parce qu’emporté, ou à l’aide de deux mains molles et moites, histoire de ne vexer personne.
Maintenant, voici un paradoxe. Oui, nous aimons l’improvisation. Oui, nous la considérons comme impérative. Oui, nous savons qu’elle est la sève de la musique que nous aimons. Et pourtant, nous ne pouvons nous empêcher de la considérer comme un élément en marge de la musique que nous écoutons. En quelque sorte. Pour ainsi dire… Nous pouvons apprécier un grand solo. Et même perdre un peu de raison à son écoute. Hurler parfois. Mais, en notre for intérieur, c’est la composition (le thème, l’architecture mélodique, la qualité des interactions) que nous louons par dessus tout. La raison de ce paradoxe ? Nous sommes, nous occidentaux, programmés pour mésestimer ce qui n’est pas écrit ; qu’il s’agisse d’oralité, dans l’art de raconter des histoires, ou, en l’espèce, de toutes ces improvisations dont nous pensons, à tort, qu’elles sont par nature spontanées, unique, pour ne pas dire fortuites, requérant – c’est implicite – moins de génie que de virtuosité. (Et nous avons aussi appris à nous méfier de la virtuosité.) Ces considérations foireuses découlent toutes, bien entendu, d’un vieux fond de snobisme rance. D’aucuns ont appris à l’annihiler. A s’en délester. Mais il persiste. Sournoisement. Voilà maintenant des siècles que nous nous émerveillons à l’écoute de grandes œuvres symphoniques, maintes fois réinterprétées, parfois note pour note. Ce qui est permis pour réinterpréter Bach, Mozart, Haydn ou Wagner est prohibé en jazz. Pourquoi ? Parce que l’écriture ne précède pas l’improvisation. Mais aussi parce que nous n’avons pas tout à fait compris ce qu’était réellement l’improvisation.
Au début des années 70, le saxophoniste Med Flory et le contrebassiste Buddy Clark décident de faire fi de ce paradoxe. De transgresser l’interdiction (elle aussi non écrite, faut-il le signaler…). Pour ces deux musiciens (qui ont à l’époque 2 copieuses décennies de carrière), l’improvisation est musique au même titre qu’un thème renversant, qu’une belle architecture mélodique ou que des chords changes révolutionnaires. Toutes ces choses, au sein d’un grand morceau de jazz, ne sont pas décorrélées. Au contraire, elles se tiennent. Dialoguent entre elles. Font unité. Il est en conséquence possible de reproduire une composition de jazz dans son ensemble. Et possible donc de réinterpréter un grand solo. Note pour note. Possible, voire parfaitement recommandé. Le collectif Supersax était ainsi né sous l’égide de Charlie Parker.

Supersax Plays Bird sort chez Capitol en 1973. Avec un objectif simple : célébrer le langage Parkerien in extenso (ce qui m’empêche pas les choix comme on le verra plus loin). Et une formule malicieuse : un ensemble de saxophones se chargeant de retranscrire les solos de Parker (Jack Migliori, Warne Marsh, Jack Nimitz, Med Flory…), une section rythmique à la confection du ciment (Ronnell Bright, Buddy Clark, Jake Hanna) et une cerise sur le gâteau : quelques solos alternatifs, délégués comme autant de pieds de nez, à un trompettiste ou à un tromboniste (parmi lesquels on compte l’excellent Conte Candoli). Joueur et lumineux, le projet a un mérite pédagogique car ce qui frappe à l’écoute des réinterprétations de la relecture Parkerienne de Cherokee, baptisé Ko Ko, de Parker’s Mood ou de Star Eyes, c’est bel et bien la nature pensante des solos de Parker. Ces monuments n’ont rien de fortuits et ne tiennent à l’évidence en rien du heureux hasard. Ils forment une matière musicale au même titre que les divers mouvements d’une symphonie. Oui, tout est bien musique chez Parker et les efforts de Supersax le démontrent.
Après cette pépite de disque, le duo d’arrangeurs remet ça moins d’un an plus tard, avec l’album Salt Peanuts. La formule semble s’enrichir voire se perfectionner. Sans doute à mesure que les deux musiciens fondent sur la musique de Parker, paires d’oreilles pour seuls outils de contournement des techniques d’enregistrement d’époque qui ne facilitaient pas la compréhension de la puissance créative de l’altiste. En novembre 74, les deux hommes témoignent dans les colonnes de Downbeat de ces difficultés mais aussi du caractère ludique de l’entreprise. Buddy Clark dans un grand sourire : « Parker mettait dans son jeu beaucoup de phrases et de licks (NdA : variation de riffs) et il avait une façon de les mélanger comme un ordinateur. Il pouvait commencer sur le temps fort et sur le 4e la fois d’après. Cela ne semblait pas vraiment lui importer. Parfois, quand on regarde ce genre de choses sur le papier, c’est vraiment fendard… » Flory, malicieux : « Parfois, Charlie Parker passait carrément au-dessus de l’accord. Comme si l’accord allait dans un sens et qu’il jouait plutôt quelque chose qui était extérieur à celui-ci, quelque chose qui ne pouvait pas s’adapter à lui… Donc, c’est à toi de décider dans quelle direction aller. A toi de choisir si tu souhaites vraiment jouer tout ce qu’il fait sur l’accord ou si tu te laisses embarquer avec lui à jouer tout autre chose. »
Supersax était une entreprise ludique. Mais elle était aussi sérieuse. Dans la mesure où elle ne faisait pas que contrevenir aux usages mais naviguait aussi à contrecourant d’une époque qui glorifiait la musique électrique et un courant fusion dévoreur d’espace. Le collectif perdurera pourtant contre toute attente. Résistant à sa manière. Avec une élégance joliment anachronique. En 75, Clark et Flory revisitent Parker with Strings. 2 années plus tard sort le 4e album du groupe : Chasin’ the Bird. Au milieu des eighties – alors que c’est cette fois l’électronique et les sonorités synthétiques qui envahissent l’ensemble de l’industrie musicale – Supersax s’offre même le luxe d’une résurgence, enregistrant avec un ensemble vocal, The L.A. Voices. L’aventure qui aurait pu tourner rond s’interrompt en 1988, au bout de 16 longues années, avec l’album Stone Bird. Avec quelques interprétations augmentées mais sans aucune concession au projet initial de ces scribes doux et dingues. 16 ans. Pas mal, non ?
