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Pierrick Pedron, les chants de l’Ornette

Il y a bien longtemps qu’Ornette Coleman a cessé d’être un simple musicien. Ou une page (certes riche et bien ornée (ornettée allons-y !)) de l’Histoire du jazz. Derrière ce nom se cache désormais une figure, un monument, un cap fouetté par les tempêtes, voire un continent entier ; une démesure mais aussi une déraison. Ornette Coleman, bien malgré lui (ou plutôt devrions-nous dire l’œuvre d’Ornette Coleman) a engendré au moins autant de monstres (notamment au nord de l’Europe) que de disciples appliqués. Il en est ainsi des visionnaires, ou plus exactement des enfants qu’ils font naître sans même le vouloir. Mais il est heureusement des enfants qui ont l’ouïe fine.

En 30 ans de carrière, l’altiste Pierrick Pedron est passé par tous les états et à peu près toutes les humeurs. Bopper échevelé pour ses débuts en tant que chef de bande avec l’album Cherokee, publié au début du 3e millénaire, relecteur de la musique de Monk, comme de « celle » du bidule de Robert Smith [on ne valide pas tout ici] il y a une petite dizaine d’années, alchimiste imaginatif du collectif Omry à l’occasion du virage de la décennie 2010, le musicien a traversé le temps avec l’enthousiasme du touche-à-tout, du virtuose polyvalent, de l’insolent inclassable mais passionné. Entre tous, Pedron était peut-être le plus à même de se confronter aux chants de l’Ornette sans s’y briser la anche.

L’imitation – ou plus tendrement l’art du pastiche – n’a jamais été le fort de Pedron. Ni un de ses penchants. Tant mieux. En revisitant de fond en comble l’un des albums historiques sinon fondateurs de l’avant-garde – The Shape of Jazz to come publié en 59 par la maison Atlantic – il ne cesse ainsi jamais d’être tout à fait lui-même. De penser par lui-même. En d’autres termes, si le matériau composé par Ornette Coleman à cette époque est bien là – dans ce disque tout frais, de A à Z, et dans l’ordre qui est le sien depuis 1959 – il est aussi attaqué de front, comme une matière à plier à quelque volonté. Nous parlions d’ouïe fine un peu plus haut : c’est qu’il en faut pour ne pas se laisser impressionner (et tromper) par le radicalisme de l’approche Ornettienne. L’altiste remporte ce combat que l’on devine intime, perçant même, dans un élan réussi et salutaire de vulgarisation, le mystère de la beauté cachée des compositions de cet album autrefois révolutionnaire. Lonely Woman en ouverture traditionnelle perd ainsi son débraillement étudié d’époque pour briller à la manière d’une élégie très subtilement mélancolique.

Pedron a fait le choix, il est vrai, de modifier la composition du quartet de Coleman. Là où Ornette s’attachait les services de souffleur de Don Cherry, l’altiste s’offre le lyrisme patient du pianiste Carl-Henri Morrisset, traduisant une partie de la promesse du titre de l’album (Something Else). Le reste étant prodigué par l’intelligence des arrangements : par la mise en place savante valorisant par exemple l’intuition Bachienne du thème d’Eventually, l’entrecoupant malicieusement d’intermèdes Monkiens ; par l’enjolivement par ailleurs de la composition Peace dont la douceur infinie vous mène par le bout du nez, de détours en détours mélodiques.

C’est sans doute là une intention claire d’une entreprise qui, en nous promettant autre chose, revient par esprit de contradiction à la racine de l’œuvre d’Ornette Coleman (la musique elle-même), lui laissant la paternité de son style et les idées d’interprétation si particulières qui étaient les siennes (et devaient demeurer comme telles). Ne pensez pas, cela étant, que Pedron ne soit pas capable d’ouvrir le champ des possibles : ce bel hommage se conclut par une interprétation de Chronology débridée. Et pour tout dire de haute volée. A la hauteur en tout cas de chants Ornettiens qui en ont perdu plus d’un et qui méritaient bien, en ce sens, un tel soin.

Pierrick Pedron « The Shape of Jazz to come » / CONTINUO (2024)

Pierrick Pedron : Saxophone Alto / Carl-Henri Morrisset : Piano / Thomas Bramerie : Contrebasse / Elie Martin Charrière : Batterie


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