Avons-nous assez de doigts pour faire le compte des innombrables vies vécues par Quincy Jones ? Entre ses débuts d’humble musicien au sein de l’orchestre de Lionel Hampton jusqu’à l’obtention des galons de sa toute-puissance transartistique au détroit des années 80. La question, par définition (et telle que nous l’avons formulée), est purement rhétorique. Non, nous n’avons pas assez de doigts pour faire le tour d’un musicien aussi incontournable (et qui parvint qui plus est à l’être durant plusieurs décennies).
Quincy Jones touchait à tout ; et ce tout le lui rendait bien. Prenons les liens, particulièrement intéressants qu’entretenait Jones avec le cinéma. Liens qui dépassent de loin l’apothéose commerciale qu’aurait dû être en 1978 la production collégiale (par Universal et la Motown) du grand barnum The Wiz, four commercial à ce point retentissant qu’il incita les grands studios hollywoodiens à fermer longtemps leurs portes à un cinéma conçu à destination du public afro-américain. [NdA : à supposer qu’il fallait pousser si fort Hollywood pour qu’il continue à mener ses affaires comme il avait l’habitude de les mener depuis sa création]

C’est en 1961 que le cinéma fait appel à Quincy Jones pour la toute première fois. Hollywood n’y pense encore même pas. Le commanditaire est suédois. Il s’agit d’Arne Sucksdorff : documentariste amoureux de la nature qui prépare alors une œuvre de fiction intitulée Pojken i trädet (The Boy in the tree), soit l’histoire d’un adolescent proche de la rupture qui trouvera dans une approche naturaliste une réponse à ses tourments. Que vient foutre Quincy Jones là-dedans ? C’est une question que l’on se pose quand on ne sait pas que le musicien entretient avec la Suède une relation étroite qui remonte à ses débuts. A ses tout premiers enregistrements pour être plus exact, réalisés en Suède donc en 1953 et en 1954 – suite à une tournée européenne réalisée au sein de l’orchestre de Hampton – aux commandes d’un ensemble composite baptisé le Swedish-American All Stars ; sessions réunies pour le meilleur au sein de l’album Jazz Abroad publié en 55.
Ce que cette première écriture Jonesienne pour le cinéma nous donne à entendre n’est pas indigne d’intérêt. Que l’on me pardonne cette litote balourde. Car les 4 compositions qui enrobent l’œuvre de Sucksdorff démontrent d’entrée la capacité de Quincy Jones à adopter une écriture cinématographique, sans refuser tout à fait de faire de la musique (litote deuxième…). Le morceau éponyme, en particulier, est une splendeur, illuminé, faut-il le souligner, par le chant sylvestre de Margit Teimar, Splendide, c’est aussi l’avis de Quincy Jones visiblement puisqu’il se montrera particulièrement pressé d’offrir à son diamant taillé une version musclée (2 mois avant même la sortie du film de Sucksdorff) dans le cadre du festival de Newport de l’année 1961.
4 ans plus tard, Sydney Lumet – bluffé par l’écoute de l’album The Quintessence – entame avec Quincy Jones une collaboration qui s’avérera fructueuse. Le film s’intitule The Pawnbroker (Le Prêteur sur Gages sur le marché français) et aborde la question de la persistance du traumatisme chez les survivants de la Shoah. Lumet et Jones sont faits pour s’acoquiner. Ils ont tous les deux en commun un irrespect des codes (notamment du Code Hays que Lumet arrivera à faire plier avec ce film comportant des scènes de sexe et de nudité contrevenant jusque là à toutes les règles en vigueur), un mépris des limites imposées par la bourgeoisie aux artistes en fonction de leur origine ou de la catégorie artistique à laquelle on a bien voulu les assigner. Une conscience politique et sociale enfin. Avec The Pawnbroker, Quincy Jones déploie toute l’étendue de sa palette : déchainant de grandes nappes de violons pour le titre principal tout en tirant parti, par ailleurs (sur le morceau Harlem Drive par exemple) d’un collectif sur mesure au sein duquel on retrouve Freddie Hubbard, J. J. Johnson, Toots Thielemans, Oliver Nelson ou encore Elvin Jones – excusez du peu… C’est bien entendu la réussite de ce coup d’essai qui incitera Lumet à faire à nouveau appel à Jones pour les films The Deadly Affair (1967) et The Anderson Tapes (1971). Et c’est ensemble qu’ils feront l’expérience du crash The Wiz en 1978. Unis dans la victoire comme dans la défaite.
Ne se fixer aucune limite, foncer tête baissée dans les barrières pour les envoyer valser, c’est une des tendances de la carrière de Quincy Jones. Le cinéma va lui offrir de nouvelles opportunités de pratiquer son sport favori. En 62, Jones compose pour Sydney Pollack la bande originale du film The Slender Thread. En 67, il officie cette fois pour ce qui n’est pas loin d’être (pour l’époque en tout cas) un brulot antiraciste, In the Heat of the Night. Une des plus belles réussites de Quincy Jones en la matière qui, pour l’occasion, compose une musique moite, parfois vénéneuse, au-delà de l’interprétation magistrale du titre principal, chanté par Ray Charles, vieux compagnon de route.
Pour prendre la mesure de la polyvalence de Quincy Jones, on ne peut pas oublier de mentionner le travail réalisé par ses soins pour le film The Italian Job (film du genre cambriole devenu culte sans que l’on comprenne bien pourquoi) : un mélange joyeux qui offre au compositeur-arrangeur la possibilité de tire-bouchonner des hymnes patriotiques anglais, d’écrire des scores baroques pour clavecin, des pastiches Morriconiens ou encore une bossa dégoulinante pour hall d’hôtel. Une manière, encore une fois, de se placer à hauteur de la chose cinématographique (ce qui consiste, pour un musicien, à descendre 4 à 5 bons barreaux d’échelle) sans jamais perdre de vue la nécessité de continuer, encore et toujours, à écrire de la musique. Et à la jouer – bien, de préférence.
Il y aurait sans doute un paquet d’autres choses à dire sur le sujet. Le désastre de cette relecture fallotte du magicien d’Oz pour le public afro-américain, en dépit de son casting peut-être trop copieux, n’a pas été conté. Nous avons aussi omis d’évoquer Miss Celie’s Blues pour la bande originale de La Couleur Pourpre de Spielberg (qui fait désormais partie du répertoire des standards). Ou encore la collaboration Donny Hathaway/Quincy Jones pour la réalisation de la bande-son du film Come Back, Charleston Blue adaptant l’une des aventures (The Heat’s on / Ne nous énervons pas) du duo créé par l’écrivain Chester Himes : Ed Cercueil et Fossoyeur Jones. Ce n’est donc pas encore ce coup-ci que nous ferons le tour de Quincy, lui qui vient, hélas, de finir le sien…
