« Topsy » ou l’oubli des pionniers…

Pianiste, compositeur, producteur et encyclopédiste du jazz, le britannique Leonard Feather était un homme sérieux. Un homme sérieux et digne de confiance. Et s’il lui est arrivé de se tromper, ce ne fut jamais par malhonnêteté, à l’instar de ce que Rousseau explicitait de sa démarche (avec un poil de mauvaise foi) dans la célèbre introduction de ses Confessions : « J’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux. » Une manière alambiquée de dire que l’erreur (humaine bien entendu) n’est pas un vice ; la malhonnêteté en revanche…

Ainsi, quand Feather crédite Eddie Durham du premier solo de guitare électrique jamais enregistré, il se trompe vraisemblablement. La technologie est inflexible ; Feather n’avait sans doute pas prévu qu’elle invaliderait ses présomptions. En 1935, lorsque Durham enregistre le morceau Hittin’ the Bottle avec l’ensemble de Jimmie Lunceford, il joue très certainement d’une guitare amplifiée. Plus exactement d’une guitare à résonateur équipée de ces cônes en métal qui permettaient vers la fin des années 20 de sortir du pur registre acoustique. Ce n’est pas si loin de sonner comme de l’électrique mais en réalité, si l’on veut être tout à fait honnête (et se contredire en un claquement de doigts), ça ne sonne pas du tout comme de l’électrique… Cela n’enlève rien à Eddie Durham, ni à ce solo qui, à sa manière, chamboule pas mal de codes. Et qui, puisque nous ne sommes pas à un paradoxe près, prépare clairement le terrain pour l’électricité et pour ce qu’elle apportera en matière d’attaque. Durham est pourtant bien un pionnier (notamment de l’électricité). Un pionnier dont le temps efface la mémoire aussi sûrement qu’une décoration murale sur un bâtiment remontant à l’antiquité que l’on aurait laissé dépérir.

Durham voit le jour au Texas, au début du 20e siècle. Il n’est pas autodidacte dans la mesure où son père (violoniste animateur de square dances locales) lui apprend à déchiffrer. Adolescent, il joue alternativement du trombone et de la guitare dans le groupe familial avant, la vingtaine sonnante, d’intégrer l’un des groupes phare de la scène de Kansas City : les Blue Devils de Walter Page, ensemble lui aussi pionnier dans la mesure où il défrichera le sentier pour les grands ensembles tempétueux de la fin des années 30, notamment pour le plus fameux d’entre eux, l’orchestre de Count Basie.

C’est ici aussi (au sein du groupe de Basie) que Durham appose sa marque dans l’histoire. Moins en qualité d’instrumentiste qu’en qualité d’arrangeur, voire de compositeur. J’emploie ici cette précaution car il n’est pas aisé, dès lors que l’on aborde cette époque, de certifier la paternité de tel ou tel morceau. Durham a beaucoup arrangé, certainement écrit une quantité non négligeable de morceaux. Si l’on met de côté ce débat d’archéologue (que personne ne sera jamais à même de trancher), il nous faut dire que c’est à lui que l’on crédite en tout cas des morceaux tels que Moten Swing, One o’clock Jump, Jumpin’ at the Woodside. Et que c’est aussi lui que l’on retrouve derrière Topsy.

Si un seul de ces morceaux devait servir à la démonstration des subtiles qualités de compositeur de Durham, ce serait sans doute Topsy que l’on choisirait. C’est ce que je choisirais, moi, en tout cas… La première version de ce standard, dégoulinante de swing à l’époque, est enregistrée par l’orchestre de Basie. L’arrangement est impeccable, goguenard, canaille. C’est du Basie dans le texte en ces années là. Benny Goodman, ramasseur d’objets perdus, l’enregistre quasi aussitôt. Ce qui a peut-être pour effet d’éteindre la réputation de Topsy jusque la seconde moitié des 50’s durant laquelle le standard renait sur la côte ouest. Nous sommes en 54, Shorty Rogers rend hommage à Basie pour le label RCA. Sa version de Topsy diminue le tempo, offre un espace supplémentaire aux longues phrases imaginées par Durham. Il y a de la beauté cachée là-dedans qui éclate aux yeux de tous. Jimmy Rowles, pianiste injustement mésestimé, l’interprète avec son trio un peu moins d’une année plus tard. L’élégance se renforce, les phrases continuent de s’allonger. Le morceau campe fermement sur ses deux jambes, proposant une belle dualité entre le swing initial de la composition et la beauté presque classique de la ligne mélodique. Deux saxophonistes vont enfin trouver (voire figer) le tempo idéal pour Topsy : Lee Konitz et Warne Marsh en 55 pour le label Atlantic. Cette fois-ci, l’affaire est dans le sac. Les entrelacements pensés par les 2 musiciens font merveille. A maints égards, ils établissent des principes durables que ne renieront pas, par exemple, Desmond et Mulligan 7 ans plus tard, à l’occasion d’enregistrer l’album Two in Mind. Topsy s’affirme comme la petite merveille mélodique et harmonique qu’il était depuis l’origine. Il suffisait de tendre l’oreille.

Ce n’est pourtant pas cet arrangement splendide qui permettra au standard de conquérir un large public. C’est au batteur Cozy Cole qu’on le doit et à son enregistrement de Topsy en 2 parties. Autant le dire de suite : ce truc a mal vieilli et propose un arrangement d’une platitude rythmique déplorable. De la part d’un musicien comme Cozy Cole, le constat peut étonner. Mais hier comme aujourd’hui, il fallait bien gagner sa vie, et si cela signifiait qu’il fallût passer Topsy au fer chaud, c’était un sacrifice qu’il fallait savoir faire.


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