On peut commettre des crimes en musique. Par exemple, quand Madonna se croit autorisée en 89 à incorporer du gospel (ou ce qu’elle pense être du gospel) dans ce qu’elle pense être de la musique (avec ce tube un peu navrant qu’est Like a Prayer), elle commet un crime. Un crime en dépréciation. Mais un crime en réalité tristement banal tant il est vrai que le gospel est, des formes traditionnelles, le genre le plus égratigné par la grande masse molle de clichés dans laquelle on le maintient contre son gré. Même les bonnes intentions – l’enfer, dit-on, n’en est-il pas pavé ? – s’avèrent parfois désastreuses : citons par exemple La Couleur Pourpre de Spielberg. Et de Madonna à Spielberg, quoiqu’il en soit des intentions, c’est la même imagerie qui produit en fin de compte les mêmes ravages. Depuis des décennies.
Mais le gospel est une musique. Une musique sacrée, même. Une matière vivante en tout cas. Une structure ligamentaire, complexe et intime, qui unit une culture et une identité. En dépit de toutes les avanies qu’on lui fait subir. Voilà pourquoi il parcourt toutes les composantes de l’histoire musicale afro-américaine, de la soul au hip-hop, en passant par le rhythm ‘n’ blues ou le rock ‘n’ roll primitif ; et le jazz bien sûr, y compris sous sa forme la plus avant-gardiste. Le gospel, certes bien maltraité, est incontournable.
A bonne distance des clichés, le jazz ne s’est dans le même temps jamais éloigné du gospel. Dans les années 60, au plus fort de la lutte et de l’esprit d’aventure, des musiciens aussi avant-gardistes que le tromboniste Grachan Moncur III, l’altiste Jackie McLean ou bien sûr le grand Max Roach revivifiaient, repensaient, réinventaient parfois le gospel. L’extirpant des vieux clichés, d’une imagerie de confort (pour l’establishment blanc bien sûr), dans lesquels on l’enfonçait malgré lui, comme la tête récalcitrante d’un être humain à la nuque raide sous l’eau. Parce qu’ils y voyaient l’une des plus belles expressions de la nécessité de résistance. Mais aussi, sans doute, parce qu’ils percevaient que le gospel établissait, à travers sa double nature (immanente et transcendante), l’un des paradoxes les plus lumineux de l’héritage musical afro-américain. Ces musiciens ont aujourd’hui leur brillant continuateur en James Brandon Lewis. C’est en tout cas la remarque que l’on se faisait à l’écoute du brillant hommage que le saxophoniste rendit à Mahalia Jackson en 2023.
La métaphore de la structure ligamentaire est pertinente. Le gospel est un lien. Un lien à l’esprit de résistance, on l’a dit. Un lien à l’identité commune d’un peuple qui a par ailleurs conçu ses arts en miroir de la dureté de sa condition. Un lien à l’enfance, bien entendu, si l’on considère le nombre ahurissant de musiciens afro-américains d’importance dont le premier contact avec la musique s’est fait à travers la pratique religieuse et le répertoire historique, traditionnel et liturgique du gospel.
Immanence, transcendance, enfance, héritage et transmission, monde(s) intime(s), le gospel est donc une musique protéiforme ; mieux, elle multiplie les natures et les strates sémantiques. Immanuel Wilkins est, parmi les jeunes musiciens, celui qui semble avoir le mieux compris cette complexité. Cette poly-nature… Son dernier album, Blues Blood semble ainsi la poursuite d’une démarche, dont les premiers jalons furent posées par The 7th Hand publié il y a 2 ans. Un album éminemment spirituel mais qui n’avait pas, en dépit de ses nombreuses qualités, réussi à tout unifier grâce aux procédés d’incarnation que seules les voix humaines peuvent réellement concrétiser. Sur Blues Blood, il y a 3 voix (si l’on met de côté la présence de Cécile McLorin Salvant, invitée de choix sur le titre Dark Eyes Smile). 3 voix très différentes qui abordent 3 héritages bien distincts : la voix cristalline de June McDoom, jamaïcaine d’origine, dont le chant à la fois agile et droit s’inscrit très clairement dans la tradition jazz avant-gardiste ; celle de Yaw Agyeman, dont le timbre ample rappellera le legs non moins ample du gospel ; celle de Ganavya enfin, bouleversante révélation de l’entreprise, indienne installée en Californie, qui offre à l’ensemble la part de mysticisme qui aurait très certainement manqué à l’ensemble. Un miracle de complémentarité en somme, via la confrontation des différences, qui bouscule la tradition gospel assise sur la choralité et le poids de l’uniformité.
Cette triade permet à Wilkins d’explorer les pistes, parfois au sein d’un même morceau et de diversifier les modalités d’introspection. Le saxophoniste pense ainsi la musique comme une transe, non comme une transe qui égare ou vous permet de vous oublier, mais au contraire comme une transe qui unifie, témoigne, concentre et rassemble. Il y a ainsi dans cette musique, qui prétend à l’élévation, quelque chose d’intensément incarnée, de quasi terre-à-terre. D’horizontal. Ce qui ne sera pas démenti par les deux grands thèmes de l’album : la résistance, à travers son titre, qui se réfère directement aux paroles de Daniel Hamm(1), l’un des 6 de Harlem qui furent accusés et condamnés à tort du meurtre d’un couple de commerçants durant les années 60 ; l’enfance, à travers une méditation qui brassera des sujets aussi larges que la puissance du souvenir, l’intimité de la transmission, la chaleur créative de la communauté.
Cette pluralité est intimidante. Et elle aurait pu ensemencer une œuvre monstrueuse, dans la veine de toutes celles qui ont perdu nombre d’auteurs, démunis au pied de la démesure. Wilkins a trouvé en elle le moyen de s’affirmer comme l’un des musiciens essentiels de ces dernières années. Trouvant la force d’élargir les brèches créées par McLean, Roach et James Brandon Lewis. Tout en tirant parti de ce qui le singularise de ces prédecesseurs.
Sur scène, lorsque le collectif est au complet, l’œuvre prend une dimension supérieure. La musique composée par Wilkins s’entoure de solennité. Le quartet du saxophoniste, composé du pianiste Micah Thomas, du contrebassiste Rick Rosato et du batteur Kweku Sumbry, et bien sûr les 3 voix lumineuses, déploient les mouvements d’une liturgie inspirée. A quelques pas derrière eux, une cuisinière s’attelle. Coupe. Emince. On ne sait trop quoi. Des pommes de terre. Des patates douces. Des oignons. On ne sait quoi. Et finalement laisse cuire ce qu’elle a préparé dans une grande casserole (pour qui ? on ne le saura pas…), se contentant de remuer de temps à autre, de verser un peu de lait dans son plat (ce que l’on imagine être du lait mais comment savoir ???), laissant la salle s’ouvrir aux odeurs de ce plat-mystère mijoté. Ce n’est pas commun. Mais il y a dans cette mise en place scénique inhabituelle quelque chose qui constitue l’écho de la pluralité visée par Wilkins, et quelque chose de tous les thèmes qu’il brasse : l’enfance toujours, le partage chaleureux d’un repas, le mariage de tous ces sens qui, au sein de l’existence, ne cessent de se combiner, de se prêter main forte, de se compléter, de vivre enfin, les uns avec les autres.
Sur disque comme sur scène, Blues Blood est en fin de compte une expérience. Une drôle d’expérience.
(1) La citation en question est la suivante : « I had to, like, open the bruise up and let some of the blues . . . bruise blood come out to show them. »/« Il m’a fallu, en quelque sorte, ouvrir mes ecchymoses, pour laisser le sang coagulé s’en échapper et le leur montrer. » A l’époque, où Daniel Hamm prononce ces mots, il est dans l’attente du procès. Lui et ses congénères sont régulièrement battus par les geôliers. L’administration lui refuse alors des soins, tout comme d’examiner ses ecchymoses, et contusions non apparentes (ou jugées comme telles), en raison de sa couleur de peau.
