Le temps file sans un regard pour nous autres. L’aimable auteur de ces lignes se souvient ainsi (avec un brin de tendresse) avoir eu un débat animé avec le pianiste Laurent Coq. Il n’était pas le seul. Le milieu bruissait d’engueulades diverses, d’objections salutaires, de partis-pris hâtifs. C’était il y a plus de 10 ans. A l’époque, Laurent Coq avait la côte. Ses projets solo étaient unanimement reconnus pour leur qualité. Il participait en outre à l’un des ensembles les plus enthousiasmants de la fin des années 2000 (l’Omry de Pierrick Pedron). Cela ne l’empêchait pas de faire un état des lieux sans concession du microcosme jazz en France, fustigeant, sans retenir ses coups, la paupérisation du milieu, la disparition des classes populaires de la population des musiciens de jazz, la concentration des pouvoirs entre les mains de quelques uns. Individualiste, Laurent Coq l’était très certainement. Comme tout pianiste qui se respecte. Cela ne l’empêchait pas d’adopter une posture éminemment altruiste. D’aimer le jazz dans l’ensemble de ses composantes et de le défendre avec acharnement.
Plus d’une décennie plus tard, le débat s’est éventé. Plus personne ne moufte mais il est toujours pertinent. Les mêmes sont toujours aux manettes, sans partage. La seule radio de jazz en France a uniformisé sa programmation. Les clubs ont adopté la formule deux sets payants et planche de charcuterie. De grands festivals semblent n’en avoir plus grand chose à foutre du jazz et de son goût de l’aventure, de l’inattendu, du risque. Laurent Coq n’a jamais pu obtenir une émission sur TSF, faisant la part belle aux aventuriers du jazz. Quand, dans le même temps, des personnalités aussi peu émérites que Gad Elmaleh ou Ibrahim Maalouf se sont vu offrir du temps d’antenne. Le temps a tranché : j’avais tort, Laurent Coq avait raison.
C’est souvent à ses propres dépens que l’on met des coups de lattes dans les fourmilières. La carrière de Laurent Coq aurait peut-être été plus facile s’il s’était retenu de l’ouvrir grande. Son dernier disque, Confidences, est ainsi toujours privé (13 ans après les faits) de la promotion qu’il mérite sur les antennes de TSF. Le temps file sans un regard pour nous autres ; il épargne visiblement la mesquinerie des puissants que la moindre critique révulse. La résignation est une puissante tentation. Nous n’écrirons donc pas : « Qu’importe, puisque Laurent Coq, de retour après plusieurs années de silence, revient avec un disque rutilant, complexe et bourré de charmes ». Nous préfèrerons dire que ce disque arrive à point nommé, en dépit de ces portes inflexibles et froides qui conservent le souvenir de vieilles polémiques et qui restent – la mesquinerie toujours – obstinément fermées.
Mais laissons cela. Car le pianiste est bien de retour. Avec un certain goût pour l’ambiguïté et un amour renouvelé à l’égard des complexités séduisantes. Parfaitement épaulé par le contrebassiste Yoni Zelnick et le batteur Fred Pasqua, Coq dévoile des tapisseries mélodiques d’une élégance rare, des thèmes qui ne vont jamais là où l’on s’y attend, des récurrences habiles qui frisent les balancements hypnotiques. Complexe, Confidences l’est certainement. Ce qui ne l’éloigne pas de la nécessité esthétique. En dépit de toutes les turbulences (Caprices), des chausse-trappes (Around the Corner) ou d’espaces de sérénités contrariées voire inquiètes (Confidences).
Quelqu’un remarquait récemment que le mot Confidences avait un double sens. Le sens immédiat qu’on lui connait et qui consiste à se confier auprès d’autrui. Mais aussi un deuxième sens – qui rejoint certes le premier de manière implicite – et qui établit la relation de confiance (en anglais, confidence est du reste un faux-ami et se traduit par le terme confiance). Il est vrai qu’on ne se confie pas sans confiance. Qu’on ne peut se confier sans elle. Cette confiance donc, semble parcourir ce disque de bout en bout (en ce sens qu’elle en constitue pour ainsi dire la condition) : sur le morceau Carroussel par exemple que le pianiste ne pourrait en aucun cas décliner de cette manière sans le soutien sans failles de ses deux compères.
Certes, Confidences est un disque éminemment intime, presqu’intérieur. Mais il gagne à ne pas opter pour une formule solo qui aurait sans doute asséché un discours peut-être tourmenté mais surtout riche, généreux, sans faux-semblant. A l’image d’un homme qui s’est tu trop longtemps et qui a bien fait de rompre le silence.
