Ce 29 août 2024, nous commémorons le centenaire de la naissance de Dinah Washington. La chanteuse la plus inclassable de toutes ?
Dinah Washington était-elle une chanteuse de jazz ? Etonnamment, c’est une question qui se pose chez les spécialistes appointés. Et une question à laquelle ils ne répondent que du bout des lèvres, en dansant nerveusement d’un pied l’autre. Derrière cette question, il y en a bien entendu une autre, plus générale (et surtout plus intéressante) : qu’est-ce qu’une chanteuse (ou un chanteur de jazz) ? Argh, en voilà une question peu évidente… Si l’on choisit Ella Fitzgerald comme seul mètre-étalon, peu de chanteuses pourront prétendre à ce statut. Ella Fitzgerald était la chanteuse parmi toutes qui utilisaient sa voix comme un instrument. Ella scatait aussi, bien entendu. Improvisait comme un soliste digne de ce nom. Ella était une chanteuse-instrumentiste. La jazz woman ultime, à voix d’or. Cela étant, à l’examen – même non minutieux – de l’Histoire du jazz vocal, on voit vite que ces seules considérations sont restrictives. Ella était unique.
Entre Ella et Billie Holiday, pour prendre un autre exemple (les deux exemples les plus évidents), il y a un grand fossé. Le sens de l’improvisation de la grande Billie ne se déployait pas de la même manière. Et il serait même difficile d’expliquer clairement en quoi Billie était une chanteuse de jazz ; si tant est que l’on se borne à comparer son style à l’aune de la virtuosité Fitzgeraldienne. Et pourtant, chanteuse de jazz et même jazz woman absolue, Billie l’était bien entendu. Indéniablement, évidemment : « J’essaie d’improviser, précisait-elle humblement (NdA : Notez ce « J’essaie »). Comme Prez, comme Louis ou comme d’autres que j’admire. Je déteste chanter « droit ». Comme ça... Il me faut influer sur le morceau pour le jouer à ma façon. Je ne sais pas faire autrement. (…) C’est pourquoi je ne chante jamais de la même manière. Cela me serait impossible puisque je ne me sens jamais vraiment la même. Je ne peux pas me copier… Vous comprenez ? »
On comprend très bien.
On pourrait aussi se poser la question suivante : suffit-il de chanter avec des musiciens de jazz, de chanter des harmonies héritées du jazz, sur des rythmes hérités du jazz…pour être chanteur ou chanteuse de jazz ? Prenons l’exemple de Johnny Hartman. Sa collaboration avec le quartet de Coltrane a produit l’un des plus grands albums de jazz vocal de l’Histoire. Mais Hartman n’était pas et ne fut jamais vraiment un chanteur de jazz. Du reste, il ne se considéra jamais lui-même comme tel. Encore moins comme un improvisateur (à la différence de Billie). Peut-être devrait-on en fin de compte laisser cette question derrière nous…
En l’absence de définition claire et réfléchie, comment décréter – sinon arbitrairement – que Dinah Washington n’était pas une chanteuse de jazz ? D’autant plus que le cercle semble aujourd’hui ouvert à tous les vents… Dinah Washington était tout d’abord (et avant tout) une immense interprète. Une chanteuse dont le timbre avait ce petit quelque chose de magique qui charme instantanément. Elle chantait avec une autorité incroyable. Son influence (sa legacy comme on dit outre-Atlantique) n’est pas de même nature que les deux monuments que j’ai cités plus avant, mais elle est loin d’être neutre. Autant le dire tout de suite, les musiciens de jazz (et on parle ici des meilleurs d’entre eux : Lionel Hampton, Clark Terry, Clifford Brown…) semblaient n’en avoir strictement rien à foutre de savoir si Dinah Washington était ou non – stricto sensu – une chanteuse de jazz, de blues ou l’une des précurseures du rhythm ‘n’ blues. Ils avaient soit résolu la question (par l’affirmative (ou par la négative, allez savoir…)), soit décidé de balayer la question sous le tapis. Dans un cas comme dans l’autre (ou encore dans l’autre), rien ne les empêchait de faire de la bonne musique. C’était là, bien sûr, ce qui importait avant tout.
Née Ruth Jones, le 29 août 1924 à Tuscaloosa (Alabama), Dinah Washington a grandi à Chicago. A l’instar de beaucoup de musiciens afro-américains, c’est l’Eglise qui a cimenté sa relation primitive avec la musique. Elle y a chanté, joué (en tant que pianiste). Elle a fini par y diriger la chorale maison (du Seigneur). Précoce, elle commence à fréquenter les clubs dès l’âge de 15 ans. Et impressionne les cadors qui trainent leur spleen dans le coin. A peine 3 ans plus tard, elle se produit en qualité de semi-résidente au Garrick StageBar, club à deux salles l’une sur l’autre, sis au 58 Randolph Street. La salle du bas est le royaume éphémère de Billie Holiday. Dinah chante à l’étage. On fait ce qu’on peut. C’est ce club qui lui permettra d’être repérée et débauchée par Lionel Hampton pour intégrer son Big Band. La débauchée enregistre pour la première fois dans la foulée. Un morceau qui ne résout notre problème initial qu’en partie : Evil Gal Blues. Soutenue par Hampton et quelques musiciens triés sur le volet issus de son ensemble, elle coche une case évidente : Dinah est une chanteuse de blues. Par tous les pores. En 46, elle prend son envol (bye bye Lionel !) et signe chez Mercury. Premier enregistrement : une reprise du Ain’t Misbehavin de Fats Waller avec qui elle avait joué à ses débuts et à qui elle rendra d’ailleurs hommage en 57 avec l’album Dinah Washington Sings Fats Waller. Chanter droit (mais avec maîtrise tout de même) c’est encore ce que fait Dinah plus ou moins ici. Mais pour qui sait lire entre les lignes, et bien…
Dinah est une sorte de point d’équilibre parfait entre jazz et rhythm ‘n’ blues (en ce sens qu’elle malaxe aussi tout ce qui palpite au milieu). Ce segment, Aretha Franklin aurait pu l’user jusqu’à la corde. Grande admiratrice de Washington, elle le fit du reste un temps avant de trouver sa propre voix(e) au sein de la maison Atlantic. On pourrait bien entendu adopter une posture condescendante à l’égard des interprètes purs : ni véritablement musiciens (dans l’acception la plus immédiate du terme (ou la moins subtile)), ni improvisateurs, ni compositeurs. L’un des surnoms que finit par décrocher Dinah Washington (Queen of the Juke Box) semble osciller du reste entre respect et léger mépris. Au choix, il peut révéler tout à la fois qu’elle était capable de faire feu de tout bois (ceci comprenant le bois mort, mouillé, creux, carbonisé…) mais aussi qu’elle était une machine à débiter du standard.
Voici 2 exemples qui placent Dinah Washington au-dessus de la mêlée : 2 exemples qui se situent au sein d’une période dorée, comprise entre 54 et 57, durant laquelle Dinah Washington sort une grosse demi-douzaine d’albums sans la moindre faute de carre. Le premier est un enregistrement datant de mars 55 pour le label EmArcy. Baptisé For those in love, il propose une flopée de standards du meilleur goût : Easy Living, I get a kick out of you, My Old Flame, I could write a book… Objectivement une splendeur, enlevée par un groupe au cordeau associant Clark Terry, Paul Quinichette, Wynton Kelly ou encore Jimmy Cobb. Le second est aussi le second album de Dinah, intitulé Dinah Jams. Un album studio enregistré au cœur de l’été 54 à Los Angeles, dans les conditions du live devant une audience triée sur le volet, avec l’apport du quintet de Clifford Brown et de Max Roach, mais aussi les trompettistes Clark Terry et Maynard Ferguson, le pianiste Junior Mance et le contrebassiste Keter Betts. Atmosphère club, bop débridé au sein duquel Dinah se coule comme un fluide épais dans un moule. Audience autorisée à répondre aux injonctions des musiciens. Au programme, une interprétation extatique de 9 grosses minutes de Lover, come back to me qui finit en apothéose ; une version à tomber de Come Rain or come shine dégoulinante de blues et d’autorité ; un No more bluffant (on vous souhaite bon courage si vous souhaitez toujours affirmer que Dinah Washington n’était pas une chanteuse de jazz après cette écoute) ; un petit trésor de jeu rythmique sur I’ve got you under my skin… A travers ces deux sessions, Dinah Washington s’affirme de fait comme la chanteuse infaillible par excellence : capable de sauter les obstacles mélodiques, harmoniques et rythmiques, de poser sa personnalité sans hésitation sur tout ce qu’on lui propose, de ferrailler aussi avec les solistes les plus inspirés.
Après 1957, la production de la chanteuse commence à perdre certes en qualité. Sans devenir honteuse non plus. Les albums plus marketés se succèdent les uns les autres, desquels émergent cependant quelques pépites : le hit ultime What a Diff’rence a Day Makes! paru en 59 ou Back to the Blues enregistré en 62 pour le label Roulette. Ce déclin continu se conclut sur la note la plus tragique qui soit, au petit matin du 14 décembre 1963, lorsque le dernier mari de la chanteuse découvre le corps inanimé de son épouse à côté de lui. Résultat de l’autopsie : Dinah Washington qui luttait contre l’obésité et l’insomnie a succombé à une surdose de 2 substances : le secobarbital et l’amobarbital. Une fin qui ne dit pas grand chose à dire vrai de l’artiste qu’elle était, au-delà du drame.
Dinah Washington n’était pas une chanteuse de jazz. Elle était une chanteuse de jazz ET une chanteuse de blues ET la grande précurseure du rhythm ‘n’ blues. Tout cela à la fois. Une voix qui vous emportait. Un phrasé qui surfait sur le pathos sans jamais y toucher. Une arabesque insaisissable parce que libre, affirmée, faisant fi des frontières établies par les-bas-du-front.
