Proust avait raison. Les premières fois n’offrent pas de seconde chance. Le souvenir est en ce sens une morsure. Je devais avoir entre 8 et 10 ans la première fois que j’ai entendu Otis Redding chanter Try a little tenderness. Je me souviens des circonstances exactes de cette découverte mais comme elles n’ont pas grand intérêt, je ne prendrai pas la peine de les dévoiler. S’agissait-il de la version studio de 66 ou de la version live captée au festival de Monterey en juin 67 ? Je n’en suis plus tout à fait sûr. Mais si l’on devait m’obliger à prendre position, un flingue sur la tempe par exemple, j’opterais pour Monterey. A moins que le laïus qui me fut offert ce soir-là par celui qui me fit écouter cette interprétation ne m’induise en erreur. Quoiqu’il en soit, je me souviens du sentiment qui fut le mien lors de cette écoute ; à peu près le même que celui que l’on peut ressentir lorsque l’on se retrouve face à une évidence. Et cette évidence était la suivante : Otis Redding est un interprète défiant les lois de la normalité.
La version studio de 66 est un peu frustrante. En dépit d’arrangements soignés, sinon parfaits, d’une symbiose inattendue entre orgue et piano (Booker T. Jones et Isaac Hayes à la manœuvre), d’une architecture rythmique aussi simple qu’intelligente, toute entière pensée pour une explosion finale que l’on ne soupçonne même pas, cette version ne donne qu’un bref aperçu de l’engagement total de Redding. Elle s’interrompt trop tôt en somme. Pourtant, je suppose que cette version là aurait suffi à me faire vivre un de ces chocs sonores que l’on expérimente que trop peu dans une vie de mélomane. Et c’est peut-être bien, du reste, la première version que j’ai entendue. Comme j’ai pris soin de le signaler, mes souvenirs sont imparfaits sur ce point.
Quand Otis reprend Try a little Tenderness, la chanson a déjà plus de 3 décennies d’existence dans la gueule. Composée par Jimmy Campbell, Reg Connelly et Harry Woods, elle est enregistrée pour la première fois à la fin de l’année 1932 par l’orchestre de Ray Nobles (avec Val Rosing au chant). Il faut avoir l’oreille pour y percevoir quoi que ce soit de réellement consistant. A peine un mois plus tard, c’est Bing Crosby qui s’y colle. Dans son style gluant et passé à l’alcool à 90°. La popularité de Crosby était telle dans les années 30 qu’elle eut sûrement son succès. Sinatra reprend la chanson 13 ans plus tard dans le cadre des sessions de son premier album pour la maison Columbia. Tout y est charmant et joli, rien ne bouge. Axel Stordahl délivre comme à l’accoutumée pour le petit gars de Hoboken des arrangements simples mais délicats. C’est du Sinatra pour minettes (et du Sinatra pour les mémés du futur). A ce stade de l’histoire de la composition, rien ne laisse penser que quiconque pourra faire un sommet de cette minauderie inoffensive.
Le virage survient en 64 lorsque Sam Cooke met la main sur le standard. Nous sommes en juillet. Au faîte de sa gloire (et à quelques mois de sa disparition prématurée) le chanteur se produit au Copacabana, club qui, comme son nom ne l’indique pas, se situe à New-York, entre Hells Kitchen et Lincoln Square. Ce club est une illustration du combat mené par les afro-américains pour obtenir le respect de leurs droits (en particulier leur droit à la visibilité). Le Copa a ainsi refusé un temps l’entrée aux afro-américains avant que la ténacité de Harry Belafonte n’en enfonce les portes au milieu des années 40. Y retrouver Sam Cooke est en ce sens tout sauf un hasard. RCA capte la performance et sort un album live dans la foulée. Que fait donc Sam Cooke à Try a Little Tenderness sur cet enregistrement ? Pour commencer, il ne le chante pas seul mais l’incorpore à un medley conçu à destination de ces gentlemen, lesquels, selon l’observation du chanteur reconnu pour sa conscience politique et morale, ont trop souvent tendance à négliger les femmes qui partagent leur vie. 3 morceaux y sont associés : l’indépassable standard d’Ivory « Deek » Watson, I love you (for sentimental reasons), un des classiques de Cooke, You send me, et donc, Try a little Tenderness placé en ouverture de l’ensemble. Le moment est décisif : car Sam Cooke ne se contente pas d’avoir une voix unique (c’est aussi le cas de Sinatra, je vous signale), il est aussi et surtout un musicien doué d’intuitions rares. Les harmonies qu’il propose, dès les premières mesures de la chanson, modifient radicalement son esprit. Elles lui permettent de gagner en profondeur et d’infléchir juste ce qu’il faut la mélodie afin d’ouvrir le champ des possibles. Ce champ des possibles, Redding le laboure en 1966. Et en récolte les fruits en 67.
Sam Cooke est un immense musicien. Et un artiste décisif dans l’Histoire de la musique afro-américaine. Mais Redding incarne un palier supplémentaire. Les arrangements des petites mains de la maison Stax se greffent aux intuitions de Cooke et transforment encore un peu plus la composition. Si le duo Isaac Hayes/Booker T. Jones enlumine la version, il ne fait pas tout non plus. Une magnifique ouverture est proposée par la section cuivres. Une tension rythmique essentielle parcourt enfin le morceau. Prenant sobrement les allures d’un métronome, elle mène patiemment mais sûrement l’ensemble vers une explosion finale. Un climax auquel personne n’avait pensé. La version est trop courte, il est vrai. Elle est peut-être même l’un des plus célèbres coitus interuptus que la musique nous ait jamais offert.
En 67, Otis Redding saisit l’occasion de donner davantage dans le cadre d’un festival de 3 jours qui se tient à Monterey et au sein duquel le chanteur soul de 26 ans détone comme une chaussette à motifs criards dans l’ensemble gris d’un employé de bureau. Programmé le 17 juin (le 2e jour du festival), Redding clôt une programmation qui offre une vitrine aux groupes populaires de l’époque auprès d’un public majoritairement blanc : le Big Brother, Al Kooper, Canned Heat, les Byrds… Redding est en somme une anomalie de programmation. Et l’on ne doit du reste sa présence qu’à l’acharnement du promoteur Jerry Wexler. Quand Redding débarque sur scène, il est une heure du matin. Les festivaliers sont éreintés et certains ont même déserté pour fuir un crachin qui dégringole d’un ciel invisible. Redding n’en a cure. Et le démontre en ouvrant son set avec une version totalement survoltée de Shake, exigeant derechef du public qu’il scande avec lui des Shake tonitruants. La mayonnaise prend sans attendre. Après une interprétation de Respect dénuée de toute volonté d’économie, le chanteur, qui a déjà conquis l’audience, s’apprête à faire descendre la température. Avant de chanter I’ve been loving you (too long), il prononce ces quelques mots simples que personne n’a pourtant oubliés : « Voici donc la foule de l’amour… Nous nous aimons tous les uns les autres, non ? JE N’AI PAS RAISON ? » … Histoire de bien mettre les points sur les « i ». Après une reprise de Satisfaction, il s’apprête à conclure ces 20 minutes de performance déjà bouillantes avec Try a little tenderness.
A ce stade là, même le public de visages pâles du festival de Monterey comprend qu’il se passe quelque chose d’inhabituel (il n’a pourtant pas tout vu puisque Jimi Hendrix donnera le lendemain un concert qui restera lui aussi dans la légende (en carbonisant sa gratte au passage)). Comparée à la version studio, la frappe métronomique d’Al Jackson envoie un tempo nettement plus rapide ; un tempo auquel Redding prend soin de ne pas répondre instantanément, créant de la sorte une impression de distorsion, de déphasage. Reste à gérer cette masse qui ne cesse d’enfler afin que l’objet ne s’effondre pas sur lui-même. C’est là le tour de force que réussit Redding ce soir-là, en s’engageant totalement, équilibrant ainsi masse et densité, en étirant sur 3 minutes le climax auquel la version studio n’offrait que 50 secondes. Ce faisant, Redding métamorphose Try a little tenderness. Cette chanson gentillette qui, en fin de compte, n’était (jusque Sam Cooke) qu’une recommandation faiblarde devient une injonction. Incandescente et justement martelée. Un univers entier sépare cette version de la niaiserie chantée par Bing Crosby en 1933. Certains n’ont pas hésité à voir, dans ce climax menant à l’extinction de voix, une revendication plus sociale au sein d’une époque évidemment marquée par les tensions raciales. Je ne sais pas si cette lecture est pertinente ; mais elle se défend. Elle trouve en tout cas un écho dans le témoignage de Booker T. Jones : « Le fait que nous ayons pu participer à ce festival était une sorte de phénomène… Ces gens nous acceptaient et c’est quelque chose qui a vraiment touché Otis. Il était heureux d’être inclus et cela lui a apporté un nouveau public. » Monterey, hélas, ne sera qu’une brève éclaircie au milieu d’un ciel à crachin chargé de tourments.
Comme un symbole, Redding ne profitera d’ailleurs que très peu de cet élargissement de notoriété. Un peu moins de 6 mois plus tard, le chanteur périt dans le crash d’un avion qui n’aurait jamais dû décoller avec 4 membres des Bar-Kays, le pilote et l’homme à tout faire du groupe. Ben Cauley, le trompettiste de la bande, seul survivant de l’accident, donne un aperçu parcellaire du drame : « Je dormais profondément pendant le trajet. Je pense m’être réveillé juste avant que nous nous écrasions dans le lac. Phalon (NdA : Phalon Jones, saxophoniste des Bar-Kays) regardait par le hublot et a eu le temps de dire : « Oh non… » La dernière chose dont je me souviens ensuite, c’est d’avoir détaché ma ceinture et de m’être agrippé au coussin d’un siège qui flottait dans l’eau glaciale… »

Il y aurait beaucoup à dire sur le festival de Monterey et sur les traces que l’on conserve de lui. Pendant pas mal de temps, les deux performances les plus remarquables de ce festival unique (celle de Redding et celle de Hendrix) furent réunies sur une seule et même galette, éditée par Atlantic en 1970 sous le titre Historic Performances Recorded at the Monterey International Pop Festival. Aujourd’hui, la performance de Hendrix est bien entendu publiée dans son intégralité (avec un son largement remanié). Celle de Redding, plus courte, trouve sa place dans les anthologies les plus exhaustives. Mais elles sont toujours unies en quelque sorte, partageant la même urgence, le même engagement, la même absence de calcul… Deux éclats féroces de tendresse au beau milieu d’un monde trop dur.
