Chez Gene Ammons, tout était large. Sa tête, pour commencer, à qui il doit son improbable surnom. Nous sommes dans la deuxième partie des années 40. Ammons est membre de l’orchestre de Billy Eckstine, qu’il a rejoint après s’être fait un début de réputation en sillonnant les routes sous le chaperonnage du trompettiste et chef de bande King Kolax. L’orchestre d’Eckstine a son importance dans l’Histoire du jazz en ce sens qu’il est une pépinière au sein de laquelle on croise de jeunes inconnus qui ne le resteront pas bien longtemps. A cette époque, Gene Ammons côtoie ainsi Fats Navarro, Leo Parker ou Art Blakey… Il n’a pas la vingtaine. La bande est turbulente, bruyante et sévère dans ces jugements. Dans ces années là, sachez-le, il est impératif d’être hip. Le terme a vieilli et personne ne sait trop bien comment il s’est constitué. Ni comment il a intégré le slang. Mais il dégringole des langues chargées comme un postillon glaireux. D’aucuns prétendent que le terme dérive du wolof. D’autres qu’il se réfère à la position commune des fumeurs d’opium (fumeurs vautrés sur le flanc, en équilibre sur une hanche (hip en anglais) et sur un coude replié, perdus on ne sait où). Le mystère reste entier mais quoiqu’il en soit, être hip, c’est être cool, branché, sapé avec soin (sinon avec goût) – ou vice-versa. C’est être teigneux aussi, être l’un de ces gars à qui on le fait pas, l’un de ces gars qui ne s’en laissent pas conter et contre lesquels il n’est pas bien avisé de se frotter. C’est être fidèle à une réputation que l’on a su (ou non) se fabriquer. C’est en quelque sorte l’ancienne version de ce que l’on appelle aujourd’hui la street credibility. Mais aussi plus que cela. Il arrive que l’on soit moins hip d’ailleurs que sottement mû par la volonté farouche (voire obsessionnelle) de l’être, mais c’est un sujet qui effleure la longue histoire des modes idiotes dont on ne tarde pas à avoir honte. Des comportements grotesques auxquels on se livre et qui nous feront rougir rétrospectivement si tant est que l’on ait quelque penchant pour l’autocritique. En 44, 45, 46, on n’est pas vraiment hip au sein du microcosme jazz sans coiffer son crâne d’un élégant panama de paille. Gene Ammons cherchera le sien en vain avant qu’Eckstine ne lui règle son compte, sans doute pour provoquer l’hilarité de la bande : « Gene, tu me fais de la peine. Tu ne trouveras jamais un chapeau à ta taille avec ta grosse tête en forme de cruche ». Gene Ammons ne trouvera jamais chapeau à son crâne mais il savait déjà que la meilleure manière de réagir à une moquerie était encore d’en faire une force. C’est ainsi qu’Ammons devint Gene Jug Ammons. Pour la postérité : l’homme à la tête trop large et au tempérament qui ne l’était pas moins.
Autre truc relativement large chez Gene Ammons : sa consommation de drogues. Mieux vaut évacuer le sujet d’emblée. Ammons connait deux périodes d’incarcération pour possession de narcotiques entre 58 et 60 puis entre 62 et 69. Pour la première, Jug plaide coupable. Pour la seconde, le musicien en est certain et l’a toujours affirmé : il s’agissait d’un coup monté. Et on est plutôt tenté de le croire quand on sait à quel point les jazzmen constituaient les proies faciles et donc privilégiées de stups en manque de moralité comme de primes annuelles. Moins large en conséquence : l’ouverture des yeux d’Ammons qui, sur tous les clichés, affiche la même mine endormie, envapée, le même regard paumé, brumeux, filtrant à travers deux fines fentes lestées de grosses cernes boursouflées.
Voilà pour le décor. Car voici ce qui est vraiment large chez Gene Ammons : le gros son sans chichis qui gicle de son sax. Pas nécessairement rond. Mais plein d’autorité. Tellement généreux, direct, stylé qu’il arrive que l’on retrouve Coltrane à ses côtés…à l’alto. Pour faire bonne mesure. Cruche et tête de pioche : exemple avec ce Groove Blues, enregistré en 58, au sein duquel Trane dissimule mal ses réflexes de ténor contrarié. Mais enfin, c’est un document intéressant en tant que tel… Une curiosité comme disent les collectionneurs compulsifs – une « curiosité » qui ne se boude pas. C’est à cette époque de Gene Ammons obtient son deuxième surnom : The Boss !
Entre 1956 et 1962, l’autre Boss enregistre comme un dément. En dépit des 2 années passées à l’ombre. 23 sessions sous son nom durant cette période hyperactive auxquelles il faut ajouter celles qu’il co-dirige avec Sonny Stitt, issues d’une camaraderie que les deux saxophonistes ont nouée à la fin des années 40. Stitt, un autre grand envapé célèbre. Ensemble, ces deux-là enregistrent un petit sommet de jeu du label Verve : Boss Tenors : Straight Ahead from Chicago August 1961. Un disque chaleureux qui combine à merveille le style achalandé infusé au be-bop de Stitt et la patte Chicago d’Ammons. Une patte qui se vautre sur la matrice blues et s’approprie l’idiome rhythm ‘n’ blues (ou soul, comme vous voulez) sans faire de manières.
Si la taule vous casse un homme – même ceux dont la force de vie est aussi évidente que chez Gene Ammons – la maladie peut aussi en remettre une couche. C’est ce prix que va payer le patron à tête de cruche. Entre 62 et 69, le jazz a évolué vitesse grand V. Le style d’Ammons (et tout le style Chicago) n’a pas les armes pour prendre le train de marche. En 69, le saxophoniste fait toutefois un joli retour avec la session The Boss is back. A la faveur du plus gros contrat jamais proposé par Prestige à un musicien. Pas un chant du cygne stricto sensu mais sans doute l’un des derniers disques vraiment intéressants de Jug (si l’on met de côté le live, The Chase, enregistré aux côtés de Dexter Gordon). Ce chant du cygne, nous l’aurons 5 ans plus tard, avec l’album Goodbye : session furibarde, sans filtres, qui invite Nat Adderley, Gary Bartz, Kenny Drew, Sam Jones, Louis Hayes et Ray Barretto. Un des disques qui rejoint la longue liste de ces « sessions ultimes » qui coagulent l’énergie du désespoir sous forme de musique – il suffit d’écouter la version ébouriffante du Jeannine de Duke Pearson pour s’en convaincre pleinement. Car, le 6 août 1974, la cruche se brise : un cancer des os et une pneumonie ont raison de l’un des saxophonistes les plus généreux (et les moins calculateurs) de l’Histoire. Désormais BOSS pour l’éternité.
