« Wind cries Mary » vêtu de pied en cap…

On préfèrerait parfois ne pas connaitre les petites histoires qui président à la création de certaines chansons. Celle qui se cache semble-t-il derrière Wind cries Mary n’a pas grand intérêt par exemple ; une histoire de purée trop gluante, de vaisselles brisées, de séparation brutale suivie d’une réconciliation le jour suivant. Qui avait vraiment envie de visualiser Hendrix dans sa cuisine en train de gueuler sur sa petite amie parce qu’elle était mauvaise cuisinière ? Qui avait vraiment envie de l’imaginer plonger sa fourchette dans un mauvais gruau de pommes de terre avant de balancer une remarque acide en direction de celle qui les avait trop écrasées ? Je ne sais pas pour vous, mais j’aurais préféré pouvoir en rester à la majestueuse brume qui enveloppait de mystère certaines des paroles de cette chanson. Bien entendu, tout s’explique désormais. Tout s’explique même beaucoup trop. Ce balai morne rameutant les éclats de la veille, ces clowns au pieu (qui se réfèrent en fait au design d’une mire télévisée nocturne), cette reine éplorée et ce roi sans épouse (qui avaient franchement une autre gueule dans nos songes que ces deux paumés de la routine domestique). Même ces feux tricolore qui virent uniformément au bleu (ou au blues éternel des amants en peine) et n’éclairent plus que le vide d’un plumard déserté prennent un sens douteux… Kathy Etchingham (la petite amie du guitar hero) a vendu la mèche ; et elle n’aurait pas dû. Nous aurions préféré ne rien savoir. Et si je m’empresse de vous passer le mot, c’est uniquement parce que je n’ai pas envie d’être seul avec ce dépit.

Il ne reste donc plus qu’à oublier le plus vite possible cette histoire de purée ratée. D’assiettes brisées ramassées le lendemain. De plumard hémiplégique dont l’un des côtés restera froid. Nous pourrons ainsi savourer les mots d’un parolier plus subtil que ce qu’on aura bien voulu dire. Car oui, il y avait bien de la poésie dans les mots de Hendrix. Souvent. Et une capacité d’incarnation dans sont chant qui, s’il n’était certes pas le plus virtuose et technique d’entre tous, avait tout de même beaucoup vie, de pulsations, de sentiments.

Mais l’histoire de Wind cries Mary n’évoque pas seulement ces brouilles conjugales routinières et un peu minables, il faut le dire, dont nous faisons tous l’expérience. Son enregistrement est tout d’abord né d’un besoin de suspension. Le morceau est enregistré le même jour que Fire. Un jour de janvier ou février 67, dans le cadre de l’une des 16 éreintantes sessions de l’album Are you Experienced. Le groupe enregistre un paquet de versions de Fire. Et mulitplie les prises. On en conserve au moins 6 mais il ne serait pas étonnant qu’il y en ait eu d’autres. Dans la carrière de Hendrix, Fire est du reste un morceau à part : un morceau de scène, mais aussi une sorte de work in progress permanent. En studio, on en connait deux versions distinctes : la version princeps (enregistrée pour Are you Experienced), une seconde version qui réussit le tour de force de combiner rage et nonchalance, avec un tempo speedé et un backing vocal trainant de Noel Redding (version sortie en single en 69 et reprise sur la compil posthume Valleys of Neptune). Quoiqu’il en soit, on comprend pourquoi certains musiciens détestent le travail ingrat du studio : la répétition infinie de prises qui vous donnent envie d’envoyer vos grattes dans les parois en contreplaqué, de trouer vos futs à grands coups de pompes et de foutre une branlée à l’ingé-son. C’est le producteur Chas Chandler qui suggère au groupe d’enregistrer autre chose. 20 minutes plus tard, The Wind cries Mary est dans la boîte. Il ne reste plus à Hendrix qu’à y ajouter quelques phrases en overdubbing. Ce sentiment de pause s’entend, il me semble. Le tour est joué.

L’autre aspect intéressant de Wind cries Mary, c’est qu’on y retrouve, de manière embryonnaire des idées qui seront développées plus largement par Hendrix un peu moins d’une année plus tard sur Axis : Bold as Love mais aussi dans le cadre des sessions qui aboutiront à Electric Ladyland. Elles ont un dénominateur commun : l’influence de Curtis Mayfield. Cette influence trouve son origine dans les toutes premières années de la carrière de Hendrix. Le guitariste vient de finir son service militaire et monte avec Billy Cox les King Kasuals. Parallèlement, il intègre ce que l’on appelle le Chitlin Circuit, un ensemble de salles réparties à l’est, au sud et dans le Midwest américain, dont les programmations font fi de la ségrégation raciale. En août 63, Hendrix joue avec The Bonnevilles (un petit groupe qui a sombré dans l’oubli) en première partie du groupe de Mayfield, The Impressions. Cette rencontre change quelque chose dans la représentation que se fait Hendrix de la musique et du jeu de guitare. Et durablement.

Si Hendrix était un objet du quotidien, il serait sans doute une éponge. Ses intuitions, sa capacité à comprendre, à incorporer, à transformer tout ce qu’il vit (comme les histoires de purée ratée), ce qu’il entend (ou tout ce qui lui plait) : voilà clairement ce qui le caractérise. Ce qui est intéressant dans cette influence (qui n’est certes pas la seule mais qui est attestée par Hendrix lui-même), c’est que l’on peine à l’identifier complètement dans les enregistrements des Impressions entre 63 et 67 : le groupe doit, en studio, assouplir son approche et tenter de conquérir son segment de marché. Mayfield la met en veilleuse ou plutôt se met au service d’arrangements parfois trop riches et chatoyants. Pour entendre ce que Hendrix a entendu en 63, en découvrant sans doute le jeu de Mayfield sur scène (plus riche qu’en studio), il faut tendre l’oreille. Il faut même attendre 1965 pour le percevoir (de manière quasi subliminale) : sur l’album People Get Ready. En d’autres termes, ce que Hendrix a pompé de Mayfield sur The Wind cries Mary en 67, peu de monde l’a véritablement entendu. Mayfield lui-même attendra la fin des années 60 pour déployer pleinement son style (et davantage encore au tout début des 70’s quand il laissera tomber son groupe pour commencer une carrière solo). On pourrait ainsi dire que Hendrix a joué comme Mayfield avant même que Mayfield n’enregistre vraiment du Mayfield.

Curtis Mayfield n’est pas un musicien sous-estimé. Tous ceux qui connaissent la carrière de cet immense compositeur savent ce qu’on lui doit. Il est en revanche un guitariste dont on ne remarque pas nécessairement les subtilités stylistiques – subtilités que Hendrix avait quant à lui perçu dès 63. Elles tiennent à la conception assez particulière qu’avait Mayfield des accords et surtout de la manière des les « habiller ». Ce sont ces techniques que Hendrix affectionne quand il laisse la saturation de côté.

On aurait tort de penser que la foultitude d’idées déployées par Hendrix sur Wind cries Mary procèdent du feeling pur (quand bien même il n’aurait fallu que 20 petites minutes aux gars pour enregistrer cette version). Car si l’on tend l’oreille, c’est une mécanique de précision qui se donne à entendre : le placement jamais fortuit du vibrato, très étudié de glissandos, le surgissement d’accords renversés qui découlent de tout sauf du hasard, des appoggiatures toujours intelligentes (et très Mayfieldiennes). Rien n’est jamais pareil dans ce que joue Hendrix sur The Wind cries Mary (ces quelques exemples ne sont pas exhaustifs) et il y en a partout, pour ainsi dire, mais tout est à l’évidence pensé pour qui a le goût du détail et de la dissection. Ce sont bien tous ces accords habillés qui caractérisent le mieux l’influence de Mayfield (on les entend un peu partout dans les albums solo de l’ex-tête pensante des Impressions). Ce sont eux qui donneront aussi Little Wing et Castles Made of Sand. La virtuosité de Hendrix – sa facilité devrait-on dire – porte simplement les idées de Mayfield à un niveau de maîtrise (et de diversité) supérieur. Car Hendrix était une machine qui ne pouvait jamais s’arrêter, à la manière d’un cerveau proche du surmenage enchainant les idées sans pouvoir se réfréner.

La dernière chose remarquable avec The Wind cries Mary est moins une caractéristique qu’une absence. Si l’on cherche, on trouvera des quantités de bonnes reprises de morceaux de Hendrix : de Manic Depression, de Little Wing, de If 6 was 9… On en trouve aucune de The Wind cries Mary. Absolument aucune. Personne d’autre que Hendrix n’a jamais été foutu d’en fournir une interprétation aussi riche et inspirée. Tout le reste n’est que platitude. Et peu de cadors ont consenti du reste à s’y frotter. Même Gil Evans, qui a consacré pourtant un album entier à la musique de Hendrix en 74 n’y touche pas. Le seul a s’en tirer honorablement s’appelle Marc Ribot : et il ne s’en sort d’ailleurs qu’à la faveur d’un pied-de-nez, en piétinant davantage le morceau qu’il ne l’interprète vraiment. C’est aussi l’une des caractéristiques des génies ; les imitateurs faiblards comme les exégètes compétents peuvent s’y casser les dents.


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