La vie se donne, puis se retire. Pour le trompettiste Jim Rotondi, tout s’est arrêté le 7 juillet dernier, dans un hôpital du Puy de Dome. Tout : son cœur et ce souffle qu’il avait si naturel et ample. Installé en Autriche (à Graz) depuis plusieurs années, où il enseignait, l’éducateur-musicien, âgé de 61 ans, était un indéfectible soldat hard-bop comme on les aime. Comme tout bon hard-bopper qui se respecte, il nous laisse avec une discographie sans faute de goût (ou presque), enregistrée au sein des labels qui se portent garants de la persistance du genre : Criss-Cross au premier rang d’entre eux, pour lequel il a dirigé une petite dizaine de sessions (sans compter ses apparitions en qualité de sideman auprès d’autres engagés). Il était aussi l’un des piliers du réjouissant sextet One for All, resucée joyeuse de l’esprit des Jazz Messengers, bande de potes au swing indéfectible combinant les forces d’Eric Alexander, David Hazeltine, Steve Davis, Joe Farnsworth et John Webber. Un collectif « machine-à-jouer » qui enregistrait depuis 1997 et ne semblait pas prêt de raccrocher les gants.
Il n’est jamais aisé de trouver les mots justes lorsque la vie se retire aussi subitement. Le tromboniste Steve Davis les a sans doute trouvés : « Jim était l’incarnation de la décence… un homme d’une grande sincérité, qui possédait un sens de l’humour merveilleusement pince-sans-rire. Il était un musicien brillant, un trompettiste virtuose, un compositeur, un arrangeur, un éducateur… un épicurien sûr et hors de la scène. Je suis reconnaissant et honoré de l’avoir connu et d’avoir joué avec lui pendant plus de 30 ans, en particulier avec One For All… Mon Dieu, ce son de flugelhorn… Laissez tomber. Personne ne pouvait le concurrencer. »
On me reprochera peut-être, avec le mot soldat, d’employer une terminologie martiale. Mais elle a toute sa pertinence, à l’échelle de ces vies quelque peu contrariées de musiciens qui consacrent leur existence, dans un relatif anonymat, à leur passion, et dont la stature dépasse de loin leur réputation injustement circonscrite. Le son de Rotondi, puisque Steve Davis l’évoque, était une joyeuse résistance. Un son de combat qui s’affirmait pourtant tout en rondeur, sans surjeu, sans sursouffle, mais aussi sans hésitation : une force naturelle oscillant entre musicalité classieuse et fulgurances virtuoses qui vous chopaient souvent par le col au moment où vous vous y attendiez le moins. Comme sur cette composition, Too soon to tell, enregistrée deux fois en 97, dans le cadre de son premier album en qualité de leader mais aussi de la première des 18 galettes du collectif One For All.
On pourrait fournir d’autres exemples, des quantités d’exemples, des wagons, des containers, des cales entières de navires marchands ; mais l’exercice serait peut-être un peu vain, tant Rotondi semblait infaillible : que ce soit aux commandes, avec son sextet de potes, avec Charles Earland (entre 97 et le début des années 2000) ou encore au sein de ces grands orchestres qui ont toujours besoin d’un soliste sûr pour lever les culs des sièges.
C’est bien entendu sur scène que brillent les soldats. Jim Rotondi nous a heureusement laissé quelques traces de ses performances. En 2010, le trompettiste enregistrait au Smalls à la tête d’un quintet de compères. Le programme faisait la part belle à des compositions de Rotondi, d’Eric Alexander. On notait aussi une reprise gracieuse du standard Where are you? On peut également sans risques vous enjoindre d’aller savourer ce live au Smoke, captation Criss-Cross de la puissance du One for all en 2001.
La tristesse de cette disparition est d’autant plus forte que Rotondi semblait surfer sur le temps. En 2024, il était le pilier d’une session qui mettait à l’honneur la légende George Coleman. Il avait aussi sorti 3 albums en quelques mois : une belle session en septembre 2023 pour Criss-Cross, baptisée Over Here ; une ode à la finesse en février 2024 (au volant d’un big band et d’un ensemble symphonique), sur laquelle brillait son sens de la note juste ; un EP pourri de groove (Bluesbag) pour le petit label G2 en avril. C’est ainsi sur cette prodigalité, étonnamment diverse que s’est interrompue la parole de Rotondi. Comme si une forme d’urgence se faisait sentir.
