,

Neil Young « On the Beach » : en direct du fossé…

Il y a 50 ans, le 19 juillet 1974, Neil Young sortait le deuxième volet de sa « Ditch Trilogy » : On the Beach. Un album crépusculaire ébouriffant de cohérence, à la puissance d’évocation incomparable qui, en réalité, clôturait le cycle.

On the Beach de Neil Young, c’est en premier lieu une image qui s’imprime sur la rétine. Celle d’un homme, de dos, sur une plage. Pantalons blancs, veste jaune, le cheveu filasse qui tombe en désordre sur ses épaules. A sa gauche, ce que l’on suppose être sa paire de groles, à sa droite un transat dont il ignore la promesse de confort. C’est le second plan de l’image ; à l’horizon, un océan terne envoie des vaguelettes rachitiques mourir sur une langue de sable sale. Le sable de Santa Monica. Au premier plan : une petite installation égoïste de plage, constituée d’une table (sur laquelle quelqu’un a laissé la canette, peut-être vide, peut-être à moitié-pleine, d’une bière de la marque Coors), de deux chaises et d’un parasol. Totalitarisme jaune mémée et motifs floraux ringards. Deux éléments perturbent l’imagination : une Cadillac 1959 plantée dans le sable dont le cul stylisé dépasse ; un journal dont la manchette hurle : « Senator Buckley Calls for Nixon to Resign ». Que le sénateur Buckley et Neil Young se rassurent, il n’y en a plus pour longtemps. Dans moins d’un mois, Tricky Dicky (que Neil avait aligné sans détour dans le morceau Ohio 4 années plus tôt) videra (enfin) bel et bien les lieux pour dégringoler comme une canette vide dans les poubelles de l’Histoire.

Derrière ce chef-d’œuvre de pochette crépusculaire voire apocalyptique – dont les influences vont des œuvres de l’écrivain J.G. Ballard à l’univers pictural de Dali – il y a un grand architecte : Gary Burden. Un œil discipliné : le photographe Bob Seidemann. De grandes intuitions. Et un concentré pour nos globes de la puissance d’évocation d’un disque pas-de-côté, en direct du fossé, qui fera date.

Notre rapport aux œuvres d’art relève bien sur d’une forme d’intimité. Selon l’intensité de cette intimité, il arrive que certaines œuvres se matérialisent à nos yeux. Qu’elles s’offrent à nous. Qu’elles deviennent semblables à d’authentiques architectures à l’intérieur desquelles il nous sera possible d’évoluer, une matérialité pure qu’ils nous sera possible de considérer dans sa globalité, d’un point de vue reculé, ou dans ses moindres détails. En ce sens, il en va de la musique comme de la poésie. Il arrive en effet que l’on comprenne instantanément certains poètes, comme s’ils ne parlaient qu’à nous seuls. Sans que l’on comprenne bien pourquoi. Dans pareil cas, la moindre image relève de l’évidence, qu’elle soit simple ou complexe, lumineuse ou embrumée. L’image se présente et nous la gobons pour ainsi dire. La lecture n’est alors parasitée par aucun filtre. Le texte et le lecteur se mettent à fonctionner comme des vases communicants. Ou des amants passionnés. En tout cas comme deux interlocuteurs partageant non seulement un même langage mais les mêmes inclinaisons à l’égard de cet outil. Rien ne permet tout à fait d’expliquer cette intimité même si elle n’a rien de bien étonnant, quand on y réfléchit bien. Nous sommes tous des poètes contrariés. Nous avons tous, au fond de nous, des foules d’images poétiques qui ne demandent qu’à vivre d’elles-mêmes. Et ces images peuvent se refléter les unes les autres (ce qui facilite de facto leur réception). La différence entre vous et Baudelaire (par exemple) tient en ceci que ce dernier dispose de la faculté d’en accoucher, d’élever son engeance pour qu’elle se tienne debout. Enfin, de l’attifer avec soin, sinon avec goût.

Mon rapport à On the Beach est de l’ordre de cette intimité. Dès les premières notes, dès les premiers mots, cette œuvre ténébreuse me tire par la manche et m’ouvre ses portes. Je visite la baraque en m’y sentant chez moi. Son agencement et ses secrets se dévoilent. Je peux y prendre mes aises. Mieux, je peux plaquer sur elle mes propres images, mes propres souvenirs et entendre l’écho de son assentiment.

Au sein de la trilogie dite du fossé1, de l’écart routier volontaire (mais non suicidaire), On the Beach a une place à part. Je comprends l’urgence on-vit-qu’une-fois de Time Fades Away. Je reçois la tristesse intense de Tonight’s the night. Ces deux œuvres ont leurs qualités (et leurs défauts) : aucune des deux n’a la viscéralité d’On the Beach. Avec le recul, on pourrait avoir la tentation de nous étendre sur la dépression vécue par Neil Young en 73 et 74, sur ses problèmes sentimentaux (et sa rupture amoureuse trainante), sur la détresse ressentie après la disparition de l’un de ses compagnons de route, le guitariste Danny Whitten. Ce serait ignorer que la vie est une succession d’étapes qui ne se combattent pas mais s’accompagnent.

« J’étais assez déprimé à l’époque, je suppose, explique le songwriter canadien. Mais j’ai juste fait ce que j’avais envie de faire. Si nous regardons en arrière, nous nous rendons compte que nous traversons tous des périodes de ce genre : des périodes de dépression, d’exaltation, d’optimisme ou de scepticisme. Ces périodes surviennent par vagues. Vous allez à la plage et vous voyez la même chose sans cesse. Mais imaginez plutôt que chaque vague constitue un ensemble d’émotions différentes. Il faut les laisser venir. Tant que tu ne les ignores pas, ça continuera. Si, au contraire, tu commences à te renfermer et à faire barrage aux choses qui essaient de te traverser…et bien… c’est sans doute à partir de ce moment que tu commenceras à vieillir très vite. Que tu commenceras à vraiment vieillir. »

On pourrait certes lire ces mots comme une sorte de posture fataliste un poil molle du genou ; encore plus au sein d’une époque performative où tout mal-être devient suspect. Mais du point de vue de l’artiste, du point de vue de cet artiste-là tout particulièrement – soit l’un de ceux qui ont porté si haut l’artisanat du songwriting – il ne s’agit tout simplement que d’une volonté légitime d’exercer son pouvoir de transformation. D’une idée sous-jacente finalement claire et limpide selon laquelle l’artiste a une responsabilité vis-à-vis des dons que la fortune lui a légués. Je ne parle de catharsis, ne vous méprenez pas. Encore moins d’art thérapeutique. Prenons le triptyque blues d’On the Beach et ces mots vous éclaireront sans nul doute. Prenons la venimosité sournoise de Vampire Blues (Les bons moments arrivent, je l’entends partout où je vais / Les bons moments arrivent, mais ils arrivent lentement…), la rage aux odeurs de poudre de Revolution Blues (et ses accents prophétiques), la sombre nostalgie d’Ambulance Blues. Quand est-ce qu’un artiste a été à ce point sincère, lucide avec lui-même et le monde qui l’entoure ?

Sous un aspect plus musical, On the Beach est peut-être, également, l’album sur lequel Neil Young est parvenu à exprimer de la manière la plus cohérente son style d’instrumentiste. Le chanteur Kurt Vile disait, dans je ne sais plus trop quel interview, qu’une poignée de notes du solo de Neil Young sur le titre éponyme de l’album avait suffi à changer sa vie. Ce solo a changé également la mienne ; je ne comprends que trop ce qu’il veut dire ici. Il y a, dans le jeu du Loner, quelque chose de rassemblé, de tristement clairvoyant ; un équilibre parfait entre la raideur de son jeu, les approximations calculées de son placement, et la beauté brutale des variations qu’il nous offre. C’est encore une fois la sincérité qui œuvre, la preuve que Young, en direct du fossé, à l’écart du tumulte des egos, à l’abri des tentations de facilité, a cessé d’écouter les monstres fainéants du dehors pour se laisser submerger par la diversité des vagues qui viennent, à intervalles réguliers, mouiller ses pieds déchaussés.

Well, pose ton cul dans cette chaise et sirote donc ta Coors sous un ciel qui se charge de tes tourments. La tristesse a fait de la belle ouvrage, non ?

Tout ce qui entoure en fin de compte l’enregistrement d’On the Beach est anecdotique. Un lot de distractions. La concoction de beuh et de miel qu’ingurgitèrent les musiciens lors de l’enregistrement, l’intervention musclée de Rusty Kershaw pour réveiller les musiciens de passage intervenant ici et là. En revanche, il n’est pas impertinent de se pencher sur le calendrier des sorties de la trilogie du fossé ; en ce sens qu’elle explique sans doute la cohérence d’On the Beach par rapport aux deux autres albums. Les prises live de Time Fades Away (qui parait le 15 octobre 1973) s’échelonnent entre février et avril 73. Cependant, si On the Beach parait un petit peu moins d’un an avant Tonight’s the Night, la session qui en est à l’origine est quant à elle postérieure. Si on oublie le calendrier des sorties, On the Beach correspond donc aux sessions de clôture réelles de la trilogie : à un album réellement pensé, après un live composite (conçu sans calcul) et un disque tendu par l’urgence du deuil. Si l’on devait écouter cette trilogie dans son ensemble, pour en comprendre toutes les inflexions, il faudrait sans doute la replacer dans cette temporalité.

Après On the Beach, Young sortira du fossé tout en prenant soin d’y laisser trainer un pied. Ce sera tout le sens de son rabibochage avec les Stray Gators (après Harvest et la tournée bancale de l’année 73) et de l’album Zuma (sorte d’entre deux inconfortable). Young subissait certes toujours les flux et reflux de vagues indisciplinées mais il avait pris conscience que son expérience de songwriter de plage métaphysique ne lui empêchait pas de nager à contre-courant. Non de lui-même, mais à contre-courant des affalés sur serviettes, remontant toujours plus haut afin de fuir les remontées inexorables des marées.

1 Constituée de 3 albums – Time Fades away, On the Beach et Tonight’s the Night – la « Ditch Trilogy » tire son appellation d’une déclaration de Neil Young, retranscrite dans les liner notes de l’anthologie Decade éditée en 77. Un témoignage lapidaire qui indique que le Loner avait mal vécu le succès de Harvest et qu’il s’était empressé de faire un salutaire pas de côté : « Heart of Gold m’a mis au milieu de la route. Voyager à cet endroit est rapidement devenu ennuyeux à mourir. J’ai donc décidé de verser dans le fossé… »


En savoir plus sur THE BACKSTABBER

Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.

Comments (

0

)