Voilà désormais un peu plus d’un demi-siècle que Steve Turre trimballe son intimidant gabarit dans le monde entier. Dans ses bagages : une humble bonhomie, un petit autel bouddhiste qu’il ne laisse jamais derrière lui, des dizaines de coquillages de toutes tailles, dans lesquels il souffle comme on soufflerait son haleine au nez de la nature personnifiée, un trombone scintillant, un principe simple pour guider la pratique de son art ; découvrir qui l’on est et s’y tenir : « Il y a bien sûr une grande différence entre ressentir le besoin de perpétuer la tradition et ressentir celui de rompre avec elle. Pour ma part, je suis fermement convaincu qu’il n’est pas nécessaire d’essayer d’être différent. Il ne s’agit en fait que d’être soi-même. C’est de là que provient toute la magie ».
Nous savons que le fronton de Delphes révélait au visiteur l’inscription suivante : « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux ». Natif d’Omaha dans le Nebraska, rejeton d’un père d’origine italienne et d’une mère originaire du Mexique, il y avait déjà intrinsèquement chez Steve Turre matière à approfondir la question. Les aléas de la vie compliquèrent encore la donne quand, à l’âge adulte, le jeune homme dût faire un choix entre une hypothétique carrière de footballeur (opportunité établie à travers une bourse sportive qui lui fut offerte par l’Université de Sacramento) et la poursuite de ses rêves d’aspirant musicien. Tromboniste depuis l’âge de 10 ans, Turre envoya valdinguer son casque et le reste de son équipement, les mandales d’affrontement de lignes, le ballons lacés, et transféra sa carcasse à Denton pour suivre un cursus musical à l’Université de North Texas.
Steve Turre n’était pas seulement né au confluent de cultures éloignées l’une de l’autre ; il était aussi né musicien. Ou musicien né. Selon votre bon vouloir. En 68, le jeune tromboniste partage la scène avec Rahsaan Roland Kirk. C’est là qu’il découvre que les coquillages peuvent produire la plus merveilleuse musique qui soit. Kirk ne joue pas de ces instruments très sérieusement à l’époque. Il les utilise de manière sporadique pour permettre au public de souffler un peu entre deux tours de force. « Roland frappait sur un gong, raconte Turre, et cela faisait un bruit de chaos, puis il soufflait à l’intérieur d’un coquillage et tout devenait paisible. C’était le son de la tranquillité...« Le son de la tranquillité : voilà qui laisse rêveur. Et on se dit que ce n’est pas loin de la vérité quand on a eu le privilège d’entendre ce que cela donne.
Puisque nous avons pris le temps de retranscrire l’inscription du fronton du temple de Delphes, nous éprouverons moins de honte à reprendre à notre compte les mots de l’un des plus minuscules esprits des 20e et 21e siècles : Jacques Séguéla. Les cieux et le limon : la vie est entre ces deux extrêmes. En prenant soin de détourner quelque peu le propos initial, cela donnerait peu ou prou un truc du genre : « Si à 50 ans, on n’a jamais entendu Steve Turre souffler dans un de ses coquillages, on n’a (sans doute) (plus ou moins) raté sa vie… » Il suffit de l’entendre parler de la chose pour être conquis, avant même d’avoir entendu une note, de l’entendre nous dire comment le son « non-directionnel » de ces instruments organiques, au contraire des autres instruments à vent, « nous enveloppe, nous caresse » ou de l’entendre raconter les techniques artisanales qu’il applique pour transformer un coquillage en instrument de musique (usés par les éléments, les vagues, le soleil, ceux que l’on trouve sur les plages ne sont jamais vraiment utilisables…), ou celles encore, purement techniques permettant à l’artiste de moduler la hauteur du son (c’est la main à l’intérieur de la conque qui fait tout)… Le reste n’est pas littérature mais musique.

On devrait apprécier tout particulièrement les musiciens qui savent se retourner avec élégance vers leur passé. Steve Turre est de ceux-là. Et il le démontre avec la parution d’un live, Sanyas, capté par les équipes du Smoke. Ce Sanyas, tiré du sanskrit et inspiré par l’orange vif des robes de ces moines bouddhistes ayant laissé derrière eux le matérialisme blafard de nos vies merdiques, Turre l’a composé il y a 50 ans. C’était la première fois qu’il enregistrait une de ses pièces, la première fois qu’il offrait un solo à un ingé son. C’était pour une session du trompettiste Woody Shaw : The Moontrane. En 91, le tromboniste revenait à cette composition, sous son propre nom cette fois-ci, dans le cadre des sessions de l’album Right There pour une version élégamment et complexement cordée (grâce à la participation de Patricia Dixon, épouse Turre). Cette version se terminait par un magnifique solo de coquillages.
En 2024, Sanyas est donc encore à l’honneur pour matérialiser le temps passé (et non perdu). Joué sur la scène du Smoke pour un parterre qui pourra donc dire après cela : « J’ai entendu Steve Turre souffler dans ses coquillages, je n’ai donc pas raté ma vie ». Cette nouvelle interprétation de Sanyas un demi-siècle après sa naissance est, que l’on se rassure, au niveau ; très soufflante à la faveur des apports du trompettiste Nicholas Payton et du saxophoniste Ron Blake et toujours close par les coquillages du patron. Et enluminé par un solo de trombone qui vous aide à vous souvenir que Turre n’a pas d’égal. Mais ce n’est pas, loin s’en faut, la seule pièce d’orfèvre de cet album. On appréciera une interprétation bien bouillante et pourtant contenue du Mr Kenyatta de Lee Morgan, sur laquelle chaque soliste fait preuve de clairvoyance et de patience. (Ce sont à nouveau les instruments organiques de Turre qui terminent ces 10 minutes de pure maîtrise, à travers des motifs obsédants impeccablement soutenus par Blake et Payton, tout en retenue.) On mentionnera enfin une interprétation en souplesse de These Foolish Things qui ferme le ban et met en valeur une section rythmique appliquée (composée du pianiste Isaiah J. Thompson, du contrebassiste Buster Williams et du batteur Lenny White).
Les bienfaits de la nature sont infinis quand on sait prendre le temps de l’amadouer…
