En 1972, le collectif Santana entame une mue qui va totalement changer la donne : celle du rock, celle des musiciens bénis qui officient en son sein. Deux années plus tard, cette innocente quête de sens a éreinté tout le monde, des grouillots au leader. A l’image du papillon de la couverture de l’album Borboletta, dangereusement attiré vers la lumière…
L’homme de pouvoir a le teint halé de ceux qui passent la majeure partie de leur existence à se pavaner côte ouest. A étendre leur réseau, leur carnet d’adresses (qu’ils ont déjà bien fourni) et leur sphère d’influence. Il commence certes à se dégarnir mais il a cette élégance un peu vaniteuse des quadras que le temps n’a pas encore trop abimé et qui croient sottement que leur corps restera tel qu’il est encore longtemps. En ce mois de mai 1972, le temps est doux à San Francisco, peut-être un petit peu plus frais que les moyennes habituelles de saison. 15-16°C. Mieux vaut tout de même sortir avec une petite laine. On a frôlé les 30°C il y a quelques jours mais cette velléité soudaine s’est aussitôt ratatinée. Comme tuée dans l’oeuf. La clim des studios de la Columbia souffle tout doucement. Personne n’a songé à l’arrêter quoiqu’elle ne serve à rien. L’air est tellement suspendu dans les studios que la plupart de ceux qui sont là depuis plusieurs heures ont la nausée et le souffle court. A l’image de poissons tristes dans un bocal dont on n’aurait pas changé l’eau depuis plusieurs jours. La control room pue la sueur rance, la clope froide et cette humidité particulière qui macère entre des bourrelets de chair humaine. L’homme de pouvoir a ôté ses verres fumés pour donner plus de force aux mots qu’il s’apprête à prononcer. Il s’adosse à la console et soupire, tout en faisant du vent avec un des pans de sa chemise trop ouverte. Bien droit dans son petit futal à carreaux un poil trop serré, il finit par faire un lent mouvement de la tête : de droite à gauche, de gauche à droite, de droite à gauche… Et d’une parole définitive, rompt le silence : « Félicitations, les gars, vous venez de faire le plus beau suicide professionnel que j’ai jamais vu… » Clive Davis est un producteur qui a du nez. Et on le respecte aussi pour cela. Mais il est aussi un producteur qui aime parfois les recettes faciles à exécuter. Et si possible à reproduire. Bien des années plus tard, il fera signer Whitney Houston au sein de son propre label Arista et concentrera tous ses efforts pour la rendre la plus white compatible possible. Bridant de la sorte un des plus grands potentiels de l’époque. Il signera aussi, personne n’est sans paradoxe, un Gil Scott-Heron en rade de label. Cet homme, quoiqu’il en soit, a coutume de faire le sale boulot ; il accomplit les missions qui lui incombent avec la froideur d’un tireur d’élite.
San Jose, 1966. Un natif de l’état de Jalisco, Mexique, trimballe son indécision et ses ambitions jusque là embryonnaires. Il ne possède pas d’autres bagages. La contre-culture est en train de se répandre comme une trainée de poudre tout le long de la côte ouest. Des pèquenauds déguisés en hippies ne cessent de se radiner par grosses grappes. Pour se faire massacrer par la réalité. Les uns sont venus en autostop, les autres en bus. La plupart on ne sait trop comment. Le temps de l’inquiétude n’est pas encore venu. Mais il viendra, il viendra…
L’exilé est guitariste. Outre son manque de bagages, il ne porte avec lui qu’un corps malingre. Arbore une petite moustache ringarde. Jette sur le monde un regard fiévreux. Il a cumulé les jobs de roadies avant d’être rejoint par sa famille de l’autre côté d’une frontière qui sépare la mélancolie mexicaine d’un rêve américain qui ne va pas tarder à sentir la viande pourrie. Qui a organisé le pique-nique vers lequel il se traine ? Personne ne sait vraiment mais tout le monde sait quel est le point de rendez-vous ; tout au bout d’une myriade de chaines relationnelles s’étant passées le mot. Quand le jeune homme descend de voiture et qu’il longe le parc attenant, une multiplicité de sons l’assaillent aussitôt. Au loin, mais très distinctement, il entend un air de musica tropical. Ce produit du métissage le happe comme le fumet d’un plat très épicé. Il entend aussi le tintamarre joyeux d’un groupe de surf rock à la virtuosité approximative. Et celui, enfin, d’une petite bande de mariachis qui divertit un groupe de passants fatigués avec des airs de folklore de bazar. Miracle à San Jose. Les tempos s’alignent brièvement avant de se séparer à nouveau. « Wow, ça c’est différent », pense-t-il en entendant l’harmonieuse et improbable combinaison que proposent ces musiques jouées simultanément. De ce brouhaha naîtra l’une des recettes à 3 ingrédients les plus efficaces du rock de la fin des années 60. Une recette que Clive Davis ne comprend qu’intuitivement. Qu’importe puisqu’il comprend les bilans comptables et qu’on ne lui demande pas davantage.
San Francisco, Columbia Studios, 1972. C’est cette recette bien particulière que l’homme de pouvoir entendrait conserver. Et répliquer ad nauseam. Parce qu’elle est rémunératrice bien entendu. Le collectif Santana a jusque là produit 3 albums. Le 1er, sorti en 69, s’est hissé à la 4e place du Billboard 200. L’année suivante, le second, Abraxas, a décroché la première place. Le 3e album (III) a obtenu le même résultat. Et on ne parle là que du marché américain. Le monde entier écoute Santana, par ailleurs respecté pour avoir produit l’une des performances les plus remarquables de Woodstock ; pour l’avoir sauvé de fait d’un désastre qui semblait alors inévitable, entre un temps exécrable et des conditions d’organisation merdiques que seules les hagiographies subventionnées par Michael Lang parviendront à passer sous silence. De Woodstock, on se souvient de la pluie. Mais encore plus de l’hymne joué par Hendrix sur sa strato. De la performance inouïe, presque irréelle, de Joe Cocker. De Santana, enfin, jouant Soul Sacrifice et du solo dément de Mike Shrieve (20 ans à l’époque des faits), qui aura sans doute amené un paquet de gosses éberlués vers la batterie. Une question se pose à tous les artistes dignes de ce nom : est-ce que les bonnes recettes finissent invariablement par s’affadir ? C’est une question qu’un producteur comme Davis ne se pose pas. Une question d’artistes à la manque qui ne savent pas mesurer leur chance. Ce n’est pas la recette qui s’affadit, c’est le public qui finit par se lasser d’engloutir toujours le même plat. Il n’y aucune raison de changer quoi que ce soit au menu avant que la lassitude ne le gagne ? Servez-le jusqu’à ce qu’il demande à jeter un oeil sur la carte ou qu’il ne se plaigne de remontées acides…
Mais Carlos Santana, Mike Shrieve, le claviériste Gregg Rolie, le guitariste Neal Schon et le bassiste virtuose Douglas Rauch (qui remplace David Brown), ne peuvent pas entendre les arguments de Davis. Ils n’ont pas sciemment préparé le changement qui s’est opéré au sein de Santana. Il s’est fait naturellement. Par glissements. A force de travail, de découvertes mutuelles et partagées, de l’écoute de centaines de galettes brassant de trop nombreux horizons. C’est la raison pour laquelle Carlos, sans se démonter, soutient le regard de Davis et répond ceci : « Mec, tu te trompes du tout au tout. Je vais te dire quelle est ma ligne de conduite : si je traverse un canyon sur une corde raide, je ne regarde pas en bas. Je continue de regarder devant moi. »
1974 : paumé comme jamais
La mue du Santana Band réussit. Davis se frotte les mains de ne pas avoir foutu les bandes à la benne. Sorti en octobre 72, Caravanserai est une réussite artistique. Et ne sera pas un désastre commercial. Le disque s’est un peu moins vendu que les 3 précédents mais affiche toutefois de belles performances. Le collectif est surtout désormais plus qu’un simple groupe de rock parmi les autres. Le guitariste, quant à lui, commence à prendre ses libertés après avoir trouvé une réponse à ses aspirations spirituelles dans l’enseignement du gourou Sri Chinmoy (une sorte de Clive Davis de la transcendance) ; découverte qu’il doit à Larry Coryell qu’il hébergea un soir chez lui. En juin 73, Carlos Santana publie un disque avec un autre converti, John McLaughlin (Love, Devotion & Surrender), sans pour autant dissoudre son collectif de toujours. Le très beau Welcome, sans doute le plus spirituel des albums du groupe, sort ainsi en octobre. Ce dédoublement artistique cache toutefois une future impasse.
En juin 74, le guitariste s’est coupé les cheveux (ne persiste que sa moustache de Zapatiste transcendé). Il subit les évolutions de sa carrière comme on se retrouve embarqué dans un jeu de cartes dont on ne connait pas bien les règles. L’équation est moins simple à résoudre qu’elle ne l’était en 72 : Santana n’a aucune envie de continuer à décliner les mêmes sempiternelles recettes, quand bien même celles-ci seraient rémunératrices. C’était certes déjà le cas en 72. Mais on ne trouve pas de bonnes recettes à chaque coin de rue. La donnée qui complique tout est la suivante : au lieu d’éclaircir le monde, la quête spirituelle du musicien est en train de l’égarer. Plutôt que de l’ouvrir, de le nourrir, elle le ferme. En quête de joie pure, Santana regarde le monde comme un mandala dont les couleurs ne cesseraient de se ternir. Symptôme de ce mal-être rampant, qu’il ne reconnait pas lui-même, une interview parue au mois de juin 74 dans le magazine Downbeat (honneur rare pour un musicien issu du microcosme rock) dans laquelle il ne fait qu’exposer la multitude de ses contradictions. Le guitariste cherche sa voie ; c’est là la seule pensée à peu près saine qu’il soit capable de formuler. Son rapport à la musique se distend. A au moins 3 reprises, Carlos emploie cette expression terrifiante, à propos d’anciens emportements musicaux : « Maintenant, ce truc est comme mort pour moi ». En quête de vie, le champ lexical de Carlos est paradoxalement morbide. Son rapport au groupe est lui-même ambivalent alors qu’il mène deux projets de front : la parution prochaine de l’album Borboletta et un projet à tendance hautement spirituelle avec Alice Coltrane qui s’appellera finalement Illuminations.
« Selon moi, le groupe est terminé, dit-il. Tout mon être exige autre chose. L’année qui vient de s’écouler est derrière moi ; et c’était très bien. L’énergie était toujours bien là, et l’énergie est toujours là. Mais je vois bien que Mike (NdA : Shrieve) et Cepita (NdA : Cepita est le surnom de Jose Areas, l’un des percussionnistes du groupe) vont dans des directions différentes. Ils travaillent chacun dans leur coin sur leurs propres projets. Je respecte Mike parce qu’il a une vraie démarche personnelle. Je respecte Cepita parce qu’il est un grand musicien mais je n’aime pas ce qu’il fait. A mon sens, il joue des trucs que j’entendais avant même d’être né. Ce que joue Cepita est mort à mon sens. Ce sont des choses du passé. Il est un excellent musicien quand il joue pour d’autres grands musiciens. Mais je ne crois pas qu’il soit honnête dans ce qu’il essaie de dépeindre actuellement. Je veux dire, il croit peut-être être honnête mais je n’en crois rien. Je pense qu’il triche avec lui-même. A minima, mon âme exige davantage que ce je peux entendre. »
C’est une phrase qui semble joli sur le papier, mais c’est un décret qui est du genre à consumer celui qui le prononce. Coltrane lui-même n’avait pas l’ambition pas de jouer au-delà de ce qu’il pouvait entendre. Ce génie se fracassa même sur l’avortement d’un plus sobre espoir : parvenir à jouer tout ce qu’il entendait.
Nouvelle carte
Borboletta (qui fêtera son cinquantenaire en octobre) n’est pas un mauvais album. Il est simplement le moins bon de la trilogie jazz-rock du collectif. Et la fin matérialisée de la période qui restera comme la plus enthousiasmante du groupe. Comme Caravanserai, il brille quand il tente d’installer des atmosphères. L’introduction du disque et les 3 minutes du Canto de los Flores qui s’ensuivent ou les 3 morceaux de clôture (Flor de Canela, Promise of a Fisherman, Borboletta) constituent un enchantement réel ; enchantement inaccessible à l’écrasante majorité des groupes de rock de l’époque. Mais il est aussi parfois, a contrario, désenchanté, presque creux : à l’image de morceaux mollassons comme Mirage, Practice what you preach ou One With the Sun.
Le chant a souvent été une faiblesse au sein du collectif Santana. Caravanserai avait réglé la question en privilégiant la voix instrumentale. Welcome avait bénéficié de la présence de Leon Thomas. Borboletta n’a pas cette chance. Et il justifiera peut-être l’arrivée d’un vrai chanteur deux années plus tard. L’album fleure en tout cas le divorce à venir – et l’affadissement de la deuxième recette (Clive Davis avait tort sur ce point…). L’interview donné par Carlos Santana à Downbeat n’était pas prophétique : elle était une simple annonce. Mike Shrieve plie bagage, Cepita aussi (la réconciliation entre le guitariste et le percussionniste aura lieu 3 ans plus tard sur l’album Festival). Santana devient un bidule à deux têtes avec l’accroissement de l’influence de Tom Coster sur les orientations musicales du groupe.
On ne sait si c’est là l’histoire d’une quête spirituelle qui échoue lamentablement. Ce qui est sûr, c’est que Santana ne va pas du tout prendre la direction d’un artiste cherchant à dépasser ce qu’il entend. C’est tout l’inverse qui se produira avec l’adoption d’une 3e recette : plus lisible, plus facile d’accès et donc plus commerciale. C’est aussi à cette époque que la figure du guitar hero émerge véritablement au sein du groupe avec la parution en 76 de l’album Amigos. La contre-culture avait subi les effets de la désintégration depuis bien longtemps. Le petit maigrichon qui trainait sur la plage de San Jose en 66 n’était plus. Pas plus que le disciple de Sri Chinmoy. Ce n’est pas forcément du cynisme ; ce sont là les aléas de l’existence.
