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Jorge Ben Jor : Flamengo, Zico, les alchimistes et l’amour…

Il y a 50 ans, Jorge Ben Jor, offrait son génie à la plèbe avec l’album A Tábua De Esmeralda. Non pas comme un semi-dieu perché au sommet d’un fantasmatique olympe, mais à la manière du 10 éternel, altruiste, au milieu des autres…

L’histoire du Flamengo débute avec le récit grand-guignolesque d’un naufrage. Celui d’un rafiot d’occase, acheté par une poignée de glorieux glandus, rêvant de faire briller leur quartier dans une de ces régates d’aviron qui déchainaient les passions des cariocas à la fin du 19e siècle. Autres temps, autres moeurs. Baptisée Pherusa (en hommage à l’une des plus fameuses néréides de la mythologie grecque), l’embarcation sombrera dès sa première sortie en mer ; la faute à un acharnement du destin, plus probablement à une météo peu clémente. Que l’on se rassure, les glandus savaient à l’évidence nager. Le naufrage n’enfantera que des survivants. En 1911, c’est heureusement sous de meilleurs auspices que le Flamengo fonde sa section de football, à la faveur d’une scission fratricide qui fera d’ailleurs émerger l’ennemi historique des Rubro-Negro : le Fluminense. Pourquoi est-ce que je raconte cela ? Peut-être parce que le musicien Jorge Ben Jor, dont je vais parler, figure clé de la musique moderne brésilienne se trouve être aussi l’un des flamengistes les plus acharnés du pays. Il en est ainsi dans les pays de football ; tout s’y imbrique : les passions, l’amour du football, la musique, la politique, les identités.

Il y a du reste, dans la musique de Jorge Ben Jor quelque chose de footballistique (ou quelque chose de ce qu’était autrefois le football brésilien avant que l’exil de ses génies n’européanise hélas sa conception du jeu) : quelque chose qui tient en tout cas à l’évidence de l’art du dribble, du contre-pied, du passement de jambes, de la course libre, de l’improvisation savante, de l’alchimie (on y reviendra). Quelque chose qui remue et danse sans cesse. Et ce lien particulier, qui, à l’image de ce que pouvait faire Zico sur un terrain – le flamengiste par excellence – métamorphose une association d’éléments disparates en un ensemble non seulement cohérent mais dédié à la beauté, à l’innocence comme à la joie. Le football bossa n’existe pas, il est vrai. Ou peut-être, dans les maisons de retraite… Il lui faut davantage de mélange, de folie, d’insouciance, de samba, de moiteur ; ce qui n’exclut pas une maîtrise des fondamentaux.

Jorge Ben Jor est l’un de ces musiciens que l’on peut suivre à travers leurs intuitions. Il serait presque insultant de dire qu’il savait capter l’air du temps. Car Jorge Ben Jor était l’air lui-même. Et même le temps – ou à tout le moins l’époque. C’est ce que l’on perçoit à l’écoute de Mas que nada (et oui, c’est à lui que l’on doit cette éternelle merveille, enregistrée pour la première fois en 1963 ; année bénie durant laquelle le Flamengo remporta le Campeonato Carioca après 8 saisons de disette, suite à un pourtant bien triste mais suffisant 0-0 contre l’ennemi, le Fluminense, devant près de 200 000 spectateurs massés au Maracanã, parmi lesquels se trouvait d’ailleurs Arthur Antunes Coimbra, 10 ans à l’époque, qui deviendrait Zico pour le monde entier quelques années plus tard). Un an avant Mas que nada, la Seleção Brasileira remportait au Chili sa deuxième coupe du monde. Vavà et Garrincha, ces improvisateurs nés qui pensaient à la vitesse du son, renversaient notre représentation du jeu (sans Pelé, faut-il le noter, blessé dès le deuxième match de la compétition par l’opération boucherie du 11 tchécoslovaque). De part et d’autre, le jogo bonito des cavaleurs insolents et la bonne musique de Jorge Ben Jor se jaugeaient donc. S’accordaient doucement comme les cordes d’une guitare… Les dribbles désarticulés de Garrincha et la vista de Zico sont l’image, la musique de Jorge Ben Jor est le son. Ensemble, nous avons le clip de la jeunesse éternelle brésilienne et d’une certaine idée de l’esthétique.

Jorge Ben Jor et Arthur Antunes Coimbra dit Zico

On sait tout le mal que peut faire à un artiste une grande chanson (surtout quand elle survient au tout début d’une carrière). Certains ne s’en relèvent jamais. Ou luttent en vain contre un souvenir qui ne leur appartient plus. Jorge Ben Jor n’aura jamais ce problème. Entre 63 et 74, il publie presque un album par an. En 70, il compose Pais Tropical : un autre monument authentique, dans lequel il chante d’ailleurs ses vers à la gloire de son club de coeur : « Eu tenho um fusca e um violão, sou Flamengo e tenho uma nêga chamada Tereza » (j’ai une coccinelle, une guitare, je suis Flamengo, j’ai une copine qui s’appelle Tereza). Jorge Ben Jor chante ici sa carte d’identité : le peuple, la musique, le football, l’amour.

En 74, il publie l’un des albums les plus fascinants de sa carrière (et sans doute l’un des plus beaux disques de l’histoire de la musique brésilienne) : A Tábua De Esmeralda. L’album de l’alchimie ; un des thèmes de prédilection du carioca. Et oui, l’alchimie est parfaite. A Tábua De Esmeralda est une conjugaison parfaite d’influences, de thèmes universels (allant des plus terre-à-terre aux plus cosmiques). On y croise St Thomas d’Aquin, la figure de Hermès Trismégiste (personnage mythique de l’Antiquité à qui l’on attribue la fondation de l’hermétisme, de l’alchimie, et la rédaction de La Table d’Emeraude, texte qui unifie le concept de l’album de Jorge Ben Jor), Gato Barbieri, les dieux astronautes (ceux-là même qui nourrissent encore de nos jours les théories les plus barrées), les alchimistes Nicolas Flamel et Paracelsus. Et les hommes, l’amour des siens, les contingences humaines, le football toujours. On y distingue aussi, comme aux périodes les plus heureuses et folles du Maracanã, une anarchie joyeuse ne cessant de s’organiser, une réinvention constante des règles, un dépassement permanent des possibles.

[En écrivant cette dernière phrase, je ne peux m’empêcher de penser au dribble fantôme de Pelé sur Mazurkiewicz. Laissons de côté l’aspect romantique de la chose, illustré par le fait que l’une des plus belles actions de l’histoire du football n’a jamais abouti à un but ; ce qui renforce bien sûr sa légende. En inventant cette feinte (que personne ne reproduisit plus), Pelé ne dépassait pas réellement les possibles (tout comme Jorge Ben Jor ne les dépassait pas non plus avec A Tábua De Esmeralda)  ; il les mettait en rapport, les mariait et découvrait une possibilité défiant les probabilités qui ne pouvait naître que d’un alignement parfait des planètes ou d’une conjonction mystérieuse.]

Mais surtout, au-delà de ces considérations abstraites, cet album est une formidable synthèse des qualités de mélodiste de Jorge Ben Jor. Qualités qui s’expriment sous des atours d’apparente (mais trompeuse) simplicité. Joyaux parmi les joyaux, Menina Mulher da Pele Preta, ôde sensuelle à la beauté noire et à la culture afro-brésilienne, Errare Humanum Est, savant mélange cosmique et humain (sur un lit de cordes exquis), Zumbi qui décrit, sur une mélodie suave, une vente aux enchères d’esclaves, à travers l’évocation de Zumbi dos Palmares (figure éminente de la résistance afro-brésilienne). L’alchimie, en somme. La vraie ; celle des jolies théories qui se matérialisent on ne sait trop comment. Et un équilibre harmonique, lyrique, thématique, sonore, mais oui, cosmique, qui fait de ce disque sidérant un des monuments de la musique brésilienne. Un monument qui a donc 50 ans et qu’il serait grand temps de penser à rééditer. Je suis certain qu’Arthur Antunes Coimbra serait de cet avis.


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