Dans le jeu du batteur Stefan Pasborg, il y a quelque chose qui me fait penser à Shelly Manne. Quelque chose qui tient de l’univers pictural. Manne était un batteur de premier ordre ; ses qualités métronomiques n’étaient certainement pas négligeables. Mais il pensait aussi à l’évidence la batterie comme un instrument doté d’une puissance d’évocation. Et ce, quelle que soit l’ambition du projet auquel il collaborait, qu’il s’agisse pour lui d’interpréter un concerto ou de participer à l’anecdotique et répétitif Fever de Peggy Lee.
Il y a quelque chose de ce goût là chez Pasborg : des évocations patientes, l’art de dépeindre, par petites touches ou par grand coups de pinceaux plats rageurs, une capacité à passer de l’abstraction à la figuration, de l’impressionnisme à l’expression directe.
Ces deux inclinaisons similaires (au-delà de techniques dissemblables) tiennent peut-être leur origine dans l’attrait des deux batteurs pour le classique. Attrait naturel chez Pasborg dans la mesure où ses deux parents étaient danseurs de ballet. Et pas n’importe lesquels visiblement puisqu’ils faisaient tous deux partie du corps royal de ballet danois. Une autre raison provient sans doute de la conception qu’a Pasborg de la batterie : « Je n’ai jamais considéré la batterie comme un instrument d’accompagnement strict. J’ai plutôt tendance à l’envisager comme un instrument pleinement capable de générer à la fois du rythme mais aussi des idées contrapuntiques sur un pied d’égalité avec les autres instruments. Et c’est sans doute la raison pour laquelle je préfère jouer dans des petits ensembles, en solo, duo ou trio, au sein desquels j’ai véritablement la possibilité de m’étendre, de m’ouvrir aussi, à la manière d’un vecteur musical qui formerait des impulsions menant à une sorte d’éclatement. Sans avoir à me sentir enfermé, ou contraint, par des conventions. C’est une grande sensation de liberté… »
Après plus de 20 ans de carrière en tant que leader, Pasborg semble avoir une vision claire de ce qu’il veut et peut faire. Et assumer son aptitude à adopter une approche visuelle de son art. C’était le cas quand on il dirigea un Big Band en 2022 afin de réinterpréter certaines œuvres de Stravinsky (dans le cadre de l’excellent Ritual Dances paru sur le label Sunnyside). C’est le cas avec le récent disque confectionné en trio (avec le saxophoniste Fredrik Lundin et le claviériste Carsten Dahl) qui vient de paraitre chez ILK : compilation de plusieurs titres interprétés sur scène au Danemark (dans l’écrin du Jazzhus Montmartre, du Tobaksgaarden ou encore du Dexter d’Odense).
Au petit jeu des comparaisons, il n’est pas inutile de relever que Pasborg a aussi une frappe sciemment sophistiquée. Parfois étrangement rituelle, d’autres fois plus raffinée. Démonstrative, comme celle de Shelly Manne, mais sans doute plus proche de Jack DeJohnette. Ce Live in Denmark est ainsi un postulat de liberté : une modulation habile, tellement cohérente (et pourtant si diverse), qu’on la croirait pensée sous forme de suite. L’ouverture, sobrement baptisée Opening, semble s’appuyer sur la passion de Pasborg pour la danse. Seul derrière sa batterie, variant les intensités, les couleurs, il prépare pourtant, comme on ouvre une cérémonie le second titre, Uprising, déclinaison spirituelle assise sur d’harmonieuses dissonances. Earth commence, quant à elle, comme une déflagration Coltranienne : elle s’illumine lorsque Carsten Dahl troque son piano pour le Rhodes tandis que Carsten Dahl mélange ses propres phrases à celle du premier mouvement de la suite A Love Supreme dans l’enrobage déchirant d’une structure harmonique à tomber de sa chaise.
Elevé, ce morceau prépare le terrain émotionnel pour ce qui constitue le point d’orgue de l’album : une version du Togo d’Ed Blackwell que l’on avait jamais vraiment entendue sous des atours aussi dépouillés ; dénudée pour n’en laisser que le beauté brute. Que d’écoute à l’intérieur de ce trio, ne peut-on s’empêcher de remarquer. Et quelle démonstration des propos de Pasborg, sur son approche, à travers sa manière souvent insolite d’exploiter l’espace, de créer des tensions dans ce qui est alors totalement délié.
A mentionner enfin, la clôture. Little Shadow qui illustre le rapprochement effectué entre Pasborg et DeJohnette. Un morceau qui se termine par une cavalcade contenue mais suintante de groove. Histoire de dire que les scandinaves ont la chaleur du cœur.
