Matt Wilson : bons problèmes et serious games

« To each and every one of you, especially you young people … Go out there, speak up, speak out. Get in the way. Get in good trouble. Necessary trouble, and help redeem the soul of America… » Ces mots, prononcés en 2020 à l’occasion du 55e anniversaire de la marche de Selma, appartiennent à John Lewis. Un homme, parmi d’autres, qui a consacré sa vie à lutter pour les droits civiques des siens. Et qui irrigua en fin de compte la vie politique et démocratique de son pays en siégeant plus de 30 ans à la Chambre des Représentants. Il ne s’agissait alors que de traverser un simple pont le 7 mars 1965, reliant Selma à Montgomery dans l’espoir de faire valoir les droits que l’état était censé garantir à chacun : notamment celui d’influer légitimement, en tant que citoyens à part entière, à la vie de la cité. C’en était visiblement trop pour un pouvoir à bout de souffle. Ce dimanche fut un dimanche sanglant : les matraques et les gaz lacrymogènes s’abattirent sur les 600 manifestants. 84 blessés : John Lewis qui crut un instant son heure venue, était l’un d’entre eux.

John Lewis a tout juste 25 ans le 7 mars 1965. Etant allé au devant des ennuis, d’un pétrin nécessaire, il pense offrir sa vie à quelque chose qui est plus grand que lui. A quelque chose qui le dépasse. Aux générations futures peut-être. C’est sans doute tout le sens de ces good troubles qu’il mentionne 55 ans après les faits. Tout le sens de cette nécessité de provoquer, d’aller au devant du danger, de la violence prétendument légitime d’un pouvoir sourd, pour obtenir une avancée décisive qui bénéficiera au plus grand nombre.

59 ans après ce Bloody Sunday, 4 après le discours commémoratif de John Lewis (mort en juillet 2020), le batteur Matt Wilson sort Good Trouble, un album riche, qui rend hommage, non seulement à cette figure majeure de la vie politique américaine, mais aussi et surtout, à ces mots fulgurants qui refusent la résignation, la fatalité et qui exhortent la jeunesse à sortir d’une tentante tétanie. Natif de Knoxville dans l’Illinois, Matt Wilson a une vie de sideman derrière lui. Partenaire de Dewey Redman et de Lee Konitz notamment, il a une honnête discographie personnelle derrière lui. Mais rien, sauf erreur ou omission de ma part, d’aussi enthousiasmant que ce dernier album. Œuvre cohérente, profonde mais dont l’ambiance n’est jamais plombée ; ce qui est une litote pour signifier l’intensité de la joie remarquable qui traverse l’ensemble des compositions interprétées par un quintet qui déborde de talent et d’enthousiasme, ne cesse d’inventer et de réinventer sa forme.

Prenons Albert’s Alley qui débute avec une mise en place en trio simple : sax ténor/contrebasse/batterie. Après une première exposition de thème, c’est au reste du groupe (Dawn Clements au piano et Tia Fuller à l’alto) d’enrichir la structure mélodique. Le quintet ne cesse ainsi de se subdiviser, de créer de petites niches harmoniques. Après deux soli d’anthologie – menés par Jeff Lederer en premier lieu, construit sur un subtil va et vient entre blues-torse-bombé et straight ahead écorché vif, puis, en second lieu, par une Tia Fuller non seulement nerveuse mais surtout en état de grâce – c’est d’ailleurs un autre rétrécissement qui entame le final, plaçant Matt Wilson en tête de proue, soutenu par la ligne de contrebasse très sage de Ben Allison et quelques ponctuations facétieuses de Dawn Clements. Tout l’esprit de ce disque est alors parfaitement résumé : un esprit de cohérence qui ne tombe jamais dans le péché didactique, une musique qui multiplie les décrets de joie quand bien même le désespoir nous tendrait la main. C’est, en fin de compte, une des postures du jazz depuis l’origine…

Cette joie ultra-communicative, on la retrouve ainsi à la racine de l’ensemble de l’entreprise : dans le titre RGB (implacable d’entrain collectif), dans le rhtyhm n’ bluesé Good Trouble, dans les facéties rythmiques, impeccablement maîtrisées, du Libra de Gary Bartz, repris ici avec un bio insolent. En ces temps contrariés, on avait bien besoin d’une œuvre célébrant aussi lumineusement l’esprit de résistance. Matt Wilson, qui fêtera ses 60 ans en septembre prochain, nous l’offre avec le sérieux d’un musicien accompli mais aussi avec le sourire d’un homme qui sait l’importance de la transmission.


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