Fee-fi-fo-fum : les idées noires de Wayne Shorter

Réveillon 64. Les jazzmen sont au turbin pendant que tous les autres préparent des containers de lait de poule. Emballent les cadeaux de dernière minute. Bisent les joues grasses de leurs collègues avant de se précipiter vers la station la plus proche pour ne pas rater le prochain train de la LIRR. Wayne Shorter débarque dans les studios de Rudy Van Gelder avec des pensées sombres qu’il a jetées, tout comme son génie, sur partition. « Je songeais à des paysages embrumés, raconte-t-il, envahi de fleurs sauvages et peuplé d’étranges silhouettes. Et je pensais aussi aux sorcières envoyées au bucher. »

Freddie Hubbard est là. Herbie Hancock et Ron Carter. Pas Tony Williams. C’est Elvin Jones qui complète le groupe. 6 compositions forment le répertoire du jour : une chasse aux sorcières, une gigue de macchabées, une ode aux fleurs sauvages, une allusion au verbe du démon et une anomalie dans ce champ thématique de la grande gaieté : Infant Eyes inspiré de la petite fille du saxophoniste. Enfin, une composition titrée d’après le premier vers d’un quatrain historique rendu célèbre par le conte, Jack & the Beanstalk : Fee-Fi-Fo-Fum.

Wayne Shorter n’est pas le premier à s’inspirer de ce vers. Le premier à s’y coller est Winfield Scott, pionnier oublié du rhythm and blues et du doo-wop, membre du groupe vocal The Cues (sous le nom de Robie Kirk), pourvoyeur de chansons au sein du label Atlantic, notamment pour la chanteuse Lavern Baker. Le morceau a son petit charme mais le fossé qui le sépare de la composition de Shorter est immense. Et je ne le cite du reste que pour le plaisir simple de le partager.

Il n’est pas forcément aisé de caractériser le style de Wayne Shorter. Voilà ce que je puis en dire. Le swing, chez Shorter… est tordu, modelé, discipliné de sorte qu’il puisse se plier à toutes les inventions harmoniques possibles. Mais il est toujours là : sous-jacent (et imperceptiblement palpitant), à la manière d’une faille sismique qui ne demande qu’à se manifester. Fee-Fi-Fo-Fum est une illustration remarquable de cette assertion peut-être maladroite.

Quand Wayne Shorter enregistre Fee-Fi-Fo-Fum – et les cinq autres titres mentionnés – ce jour de réveillon 1964, sa maturité n’a pas encore explosé à la face du monde. Mais 1967 sera son année : avec la sortie de cette session, rassemblée sous le nom Speak no Evil, mais aussi avec les parutions, avec le second grand quintet de Miles Davis, des albums Miles Smiles et Nefertiti. La machine à standards est lancée. Fee-Fi-Fo-Fum est déjà dans la lignée de ce qu’il développe alors : un mariage de changements harmoniques complexes paradoxalement résolus par un thème bien plus simple d’accès. Cette ambivalence aussi caractérise le style Shorter. C’est toujours le thème qui qui guide des solistes, davantage que les chords changes. C’est pourquoi ils ne perdent, ici encore, jamais de vue la mélodie thématique. C’est aussi pourquoi (Freddie Hubbard en tête) ils ont tout loisir d’improviser en privilégiant une approche et des tonalités les plus blues-compatibles possibles.

Parmi ceux qui feront de Fee-Fi-Fo-Fum un quasi-standard (de renommée certes moindre que Footprints, Nefertiti ou Pinocchio), on trouve le pianiste Kirk Lightsey qui en a proposé de nombreuses versions. A se demander si cette composition ne l’obsédait pas, tant elle ne cesse de revenir dans sa carrière. Deux d’entre elles sont remarquables : une interprétation concentrée en trio (à retrouver sur l’album Everything happens to me publié en 84 chez Timeless) ; un effort encore un peu plus poussé (et dégoulinant de blues), 10 ans plus tard, au sein du super quartet du batteur Louis Hayes. Autre splendeur : une version au ralenti de George Cables (issu de l’album Skylark pour Steeplechase) sur laquelle il fait montre d’une virtuosité légèrement déphasée et en conséquence hypnotique. Plus récent (et sans doute le plus savamment arrangé), ce travail minutieux proposé par le batteur Ulysses Owens Jr. avec un collectif de cadors sérieux (Hekselman à la guitare, Christian Sands au piano, Benny Benack à la trompette…). Les batteurs ont d’ailleurs une appétence particulière pour cette composition de Shorter ; ce qui n’a rien d’étonnant vu les breaks et les appuis qui constituent aussi sa structure. On retrouvera ainsi plusieurs interprétations plus que correctes chez le batteur italien Lorenzo Tucci ou le marteleur-mathématicien Ari Hoenig. Je m’en voudrais enfin de ne pas mentionner la petite dernière : à retrouver sur le premier album d’un saxophoniste espagnol prometteur, Gerard Chumilla (extrait d’un album plein de sensibilité sorti début mai sur le label Fresh Sound). Une jeune pousse à suivre.

Morale du conte : Fee Fi Fo Fum ; A chacun son Shorter, selon sa nature.

[NB : c’est probablement le célèbre conte « Jack et le Haricot magique » (comme on le précise plus haut) qui a inspiré Wayne Shorter. Une association d’idées découlant probablement de ses visions de terres embrumées. Il faut toutefois noter que l’on retrouve des versions de ce vers bien plus tôt dans la littérature britannique. Notamment chez Shakespeare, dans le Roi Lear sous la forme suivante : Fie, foh, and fum / I smell the blood of a British man. Je ne sais si Shorter pensa également à cela avant de composer cette pièce immortelle, mais je me plais à le supposer.]


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