Rosario Giuliani : Ulysse altissimo

C’est sans doute parce que les Italiens ont une prédisposition pour le bop qu’ils ont aussi ce truc un peu spécial avec l’alto. Une relation fructueuse parce que particulière. Au beau milieu du magma tricolore, Rosario Giuliani persiste à exposer depuis près de 30 ans sa maîtrise d’un instrument dont il connait manifestement tous les sons, toutes les capacités de nuances, tous les degrés de vibration. Et sans doute même toute l’histoire.

Quand je pense à ce natif de Terracina – ville d’histoire, située dans la région du Latium, sur le littoral méditerranéen, d’où l’on peut apercevoir une petite montagne fière conservant jalousement la mémoire de la magicienne Circé qui transforma 22 des compagnons d’Ulysse en porcs – je pense d’emblée, sans réfléchir, à son interprétation fabuleuse d’Oriental Folk Song, l’un des nombreux chefs d’œuvre de Wayne Shorter. Ou, autrement dit, en ce qui me concerne, à l’un des solos les plus maîtrisés que j’ai pu entendre de la part d’un musicien italien. Dans cette chevauchée d’un peu plus d’une minute, il y a tout ce qui fait la puissance du jeu de Rosario Giuliani : une maîtrise de tous les effets, une science du placement patient, un dosage savant entre souci de la note juste et nécessité d’emporter l’auditeur, une capacité à penser le jeu comme une progression tendue. Je me souviens également d’une performance de Giuliani à laquelle j’ai eu la chance d’assister au New Morning en 2008. Aucun moment particulier ne me revient en mémoire ; seule la sensation, encore vivace aujourd’hui, d’avoir assisté à ce qui se rapprochait le plus d’un récital en la matière.

Rosario Giuliani ne fait pas que maîtriser un (des) langage(s) et le(s) retranscrire. Il se l’est approprié, l’a déformé pour qu’il épouse les contours de sa personnalité, n’hésitant pas à piquer son jeu de phrases de ténor par exemple (comme Art Pepper avant lui). Plus remarquable, il est sans doute l’un des très rares altistes à ne jamais se reposer sur des tics de langage. Si bien qu’en l’écoutant, il arrive que l’on vogue de surprise en surprise et que l’on se dise : « Tiens ! Rosario fait ça aussi ? ». Oui, il fait cela aussi. Depuis 2001 (année de la sortie de l’album Luggage sur lequel on retrouve sa version du morceau de Shorter) et depuis 2008, Rosario a certes pris de la bouteille. Avec l’âge, on ne devient pas nécessairement sage, mais l’expérience, en jazz, est bien plus qu’une lanterne que l’on accroche à son dos. Le travail, la répétition, le souvenir de glissades humiliantes, d’impasses inquiétantes, la marque d’interactions bénies : voilà qui forge un musicien. A 57 ans, l’altiste aux mille langages continue de jouer sans jamais décevoir. D’enchainer les projets, comme Ulysse à la découverte successive de mondes mystérieux et perdus sur le chemin d’un retour impossible. En studio ou sur scène (dans l’environnement le plus naturel des boppers). Dernière étape du périple, un passage par le Sounds, club bruxellois, qui constitue un étrange retour en arrière et qui parvient à nos oreilles grâce au label belge Hypnote.

On ne sait si Ulysse a jamais refoulé les rivages troyens pour se confronter au vertige de son voyage. L’altiste n’a quant à lui pas manqué l’occasion de revenir visiter un club qui fut le point de départ du sien ; voyage qui, comme celui d’Ulysse, est tout autant intérieur que géographique. C’était en 1996, Giuliani faisait presque ses débuts. L’enthousiasme du public bruxellois lui offrait ce genre d’encouragements qui vous donnent la force et le courage de hisser toutes les voiles au mépris des aléas climatiques. Cette année là, outre cette quasi communion tout à fait inattendue, Giuliani se révélait à la scène française, s’imposait comme l’alto du futur. Il remportait le concours européen de Hoeilaart ; ce qui lui permit de figer son quartet, d’aller retourner les cerveaux du public du festival de Bilbao. En somme, de cartographier son destin… De s’offrir, selon l’expression consacrée, une stature internationale.

Retour aux sources (et donc retour au Sounds) en décembre 2023, la gratitude et la maestria pour tout bagage, avec le soutien du pianiste Pietro Lussu, du bassiste Dario Deidda et du batteur russe Sasha Mashin (quartet impeccable). Et avec un matériau qui restaure les qualités de compositeur de l’altiste : tout en logos homérique. A boire et à manger pour ces spectateurs bruxellois qui ne mesurent peut-être pas leur chance. Ou qui ne la mesurent que trop. Au programme d’un album à la fois exubérant et introspectif, d’anciennes compositions auxquelles Giuliani n’avait pas touché depuis 20 ans (London by night, Suite et Poursuite II et III), quelques pièces en contrepoint pour mesurer la profondeur du sillon creusé par le temps (un Backing Home opportunément Odysséen et une pièce de choix baptisée Interference) et enfin, deux morceaux respectivement apportés par Deidda et Lussu : MMKK (hommage conjugué à Mulgrew Miller et à Kenny Kirkland) et West end dance (rebaptisé West and Dance suite à une erreur pdel’altiste)…

Réunissant le tout sous un titre générique – Logbook, qui doit son nom aux carnets de bord des loups de mer qui y consignaient les positions, la force des vents, les directions et l’ensemble des événements mineurs et majeurs des longues traversées – Giuliani tenait en toute logique à mesurer l’étendue de sa maturation après près de 3 décennies à batailler contre les psychorigidités harmoniques : « Ce répertoire, explique-t-il ainsi, est composé de morceaux écrits il y a longtemps et de compositions récentes. Nous souhaitions expérimenter ce mariage avec notre maturité d’aujourd’hui. Parce que nous ne sommes bien sûr plus les mêmes musiciens qu’il y a 25 ans. Nous avons une idée différente de la musique aujourd’hui, une vision différente de l’interplay. Aujourd’hui, nous savons que cette notion d’interaction est essentielle alors que nous n’en avions pas conscience lorsque nous n’étions encore que de jeunes musiciens. Et donc, ce que l’on a essayé de faire aussi avec cet album, c’est d’aller piocher d’anciens morceaux en y ajoutant cette notion d’interplay. »

A la lumière de ces précisions, on ne peut que savourer davantage la performance offerte par ces 4 musiciens sur London by night (que Giuliani qualifie affectueusement de « vieux blues » et qui fut une première fois enregistré en trio avec Rémi Vignolo et Benjamin Henocq, en 2004, dans le cadre des sessions de l’album More than ever) : soit plus de 8 minutes d’un morceau beaucoup moins perturbé qu’il y a 20 ans mais surtout, en effet, beaucoup plus unifié

Parmi les plus belles réussites de LogBook, on ne peut omettre de citer Interference. Remarquable composition qui lorgne (entre autres) les terres coltraniennes et offre un espace pour des solos de haute volée. Le premier est pour Giuliani, une authentique merveille qui établit la persistance de sa patience musicienne, de sa capacité rare à passer d’un langage à l’autre, à lancer des fausse-pistes (on y entend une merveille d’appel/contre-appel qui ferait pâlir les meilleurs attaquants d’Italie) sans jamais rien perdre de son naturel. Le second est l’œuvre du pianiste Pietro Lussu, introduit par une suspension savante. Ce solo ne se contente pas seulement de convoquer la mémoire de McCoy Tyner. Il contrebalance un placement sciemment décalé par des redoublements dont l’imaginative raideur frise paradoxalement l’élégance pure. C’est là la vision lumineuse de l’interplay qui unit ces musiciens. 4 hommes sur le même bateau qui prolongent leur voyage, armés de souvenirs, de quelques certitudes et d’une joie intacte. Lancés dans une odyssée qui, à mesure que l’âge avance, semble de moins en moins labyrinthique.

Qui sait si Ulysse lui-même, au moment où il semblait le plus proche de conclure son voyage, ne fut pas tenté un instant de le poursuivre encore un peu plus longtemps. Ne pas s’en retourner est parfois une extase dont il n’est pas si aisé de sortir…

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