Personne ne s’y collera. C’est pourquoi je me désigne volontaire pour rendre hommage au talent du saxophoniste Charlie Mariano, disparu il y a 15 ans (à un jour près).
Ce n’est que tardivement que je me suis vraiment intéressé à la profusion de talents qui firent tout le sel du jazz de la côte ouest américaine entre le milieu des années 40 et le milieu des années 60. C’est donc tout aussi tardivement que je découvris le swing imperturbable de musiciens comme Zoot Sims, Richie Kamuca ou Charlie Mariano. Lorsque l’on a parcouru tous les courants du jazz, des plus barrés aux plus exigeants, en passant par les plus colériques ou les plus transcendés, la découverte des richesses artistiques et humaines du jazz west coast ne peut que constituer un émerveillement. Une de ces respirations salutaires que l’on ne peut savourer qu’après un effort prolongé. Comme Sims, comme Kamuca, comme Conte Candoli, Jimmy Rowles, Bob Cooper, Bud Shank ou Bill Perkins, Charlie Mariano était un de ces musiciens qui ne se déplaçaient jamais sans joie. Joie de jouer, de triturer, de mélanger, de combiner, de raconter, d’illustrer, de chamarrer, de tarabiscoter, d’expérimenter. Les musiciens de la côte ouest avaient l’esprit encombré de concepts et ils les délivraient, quoiqu’en disent certains nuisibles, sans jamais se départir d’une ligne de conduite : le swing. L’esprit de sophistication et d’élégance n’empêchait rien à cet égard. En 1932, Duke Ellington composa It Don’t Mean a Thing (If It Ain’t Got That Swing). Le courant west coast prit cet adage à la lettre ; qu’il s’agisse pour tous ces gars de s’ébrouer sur les ouvertures de Wagner, les fugues de Bach, les atmosphères de films noirs ou les airs à bidouiller des comédies musicales.
C’est en 1923 que nait Charlie Mariano. Pas du tout sur la côte ouest d’ailleurs. Issu d’une famille dont les origines nous ramènent en plein cœur des Abruzzes, Mariano est aussi un Bostonien pur sucre. Il grandit au sud de la ville (à Hyde Park), étudie après son service militaire à la Schillinger House of Music (qui est aujourd’hui la célèbre l’université musicale de Berklee, dont il intègrera du reste le corps enseignant entre le milieu des sixties et le début des seventies). Au début des années 50, il est toujours un musicien de la côte est, et même le marqueur d’une vaguelette artistique qui déferle mollement sur la ville tel un léger frisson dans le dos, comme l’attestent ses premières productions, notamment son 2e album (10 pouces) enregistré pour le label Prestige en formule octet, baptisé The New Sounds of Boston. Le swing est déjà là. Tout comme un certaine volonté de recherche. Mais Mariano n’est pas encore ce gars à qui Stan Kenton ouvrira les portes de sa pépinière. La session est même gentiment bâtarde : entre orchestrations soignées, gimmicks de soufflants un peu vieillots, et solistes qui ne tirent pas forcément dans le même sens. Le contraste est ainsi saisissant entre le jeu sage du tromboniste Sonny Truitt et les accents bop que Mariano balance un peu partout dans son jeu en dépit d’un placement rythmique pas toujours optimum. Une chose est sûre : Mariano a déjà la tête ailleurs.
La tête ailleurs fleure bon la mangrove, les embruns chaleureux, les effluves anisés des agaves éparpillés, l’haleine malfaisante du Diablo. Au milieu des années 50, Mariano devient incontournable dans le panorama west coast. On le croise chez John Graas, chez Stan Il Padrino Kenton, aux côtés de Shorty Rogers, de Bill Holman, de Stu Williamson. Et surtout au milieu des Men du batteur Shelly Manne qui l’accueillent les bras ouverts en 56 en remplacement de Bill Holman. A l’époque, ce groupe de fortune qui cherche encore sa forme solide n’a que peu enregistré. Quelques morceaux en avril et juillet 53, quelques autres en septembre 55. Deux morceaux dans une formation un poil plus solidifiée en décembre 55. Les premières sessions formeront la matière du 1er volume du collectif. Les deux petits morceaux de la session de décembre serviront à compléter une session plus tardive ; cette compilation opportune sortira en 57. Outre cette activité en studio, Shelly Manne & His Men sont une attraction sur scène. C’est sans doute là qu’ils façonnent leur réputation et ce qui leur vaut d’être choisi pour célébrer l’ouverture du Tiffany Club, institution west coast de l’époque qui a aujourd’hui disparu pour laisser la place à des commerces latinos.
Le style de Mariano – mélange naturel de sophistication et de langage bop – le prédisposait au compagnonnage de ces hommes, guidés par un batteur (Shelly Manne) qui n’était certes pas le dernier des compositeurs, mais qui laissait aussi à ses musiciens l’espace nécessaire pour exprimer leur propre talent d’écriture. Shelly Manne ne mit pas bien longtemps à comprendre les bienfaits de l’incorporation du Bostonien des Abruzzes. Car : « Charlie est l’un des saxophonistes alto les plus sous-estimés, sinon le plus sous-estimé du pays. J’ai le privilège de l’écouter tous les soirs au sein de mon orchestre et son sens mélodique est pour moi une source d’étonnement permanent ».
Mariano lui rendra le compliment en composant pour le groupe de véritables petites merveilles : The Dart Game, splendide déclinaison harmonique pour solistes sur leur 31, Pint of Blues, blues – comme son nom l’indique – d’une infinie délicatesse et surtout, la suite The Gambit, sommet du volume 7 du groupe, sorti en 58 sur le label Contemporary.
En plus d’être une merveille d’inventivité et de facéties, The Gambit offre une métaphore parfaite de ce qui caractérisait le jazz west coast de la deuxième partie des années 50. Le Gambit, en échecs, est une manœuvre, en ouverture de partie, faisant référence au sacrifice volontaire d’un pion dans l’optique d’obtenir une avantage stratégique : avantage de position, gain d’espace, désorganisation de la défense adverse. Il est aussi une manœuvre d’intimidation visant à jauger d’emblée l’adversaire : sa témérité, sa capacité de calcul, son impétuosité. Face au Gambit, l’adversaire peut consentir au piège ou en concevoir un autre en réponse. Là où le bop fonçait tête baissée, le jazz west coast appréciait les contournements, les jeux, le croche-pied harmonique. Mariano avait la particularité de marier ces deux approches. On ne rentrera pas dans le détail de la suite d’un pur point de vue échiquéen même si les références pullulent, de Queen’s Pawn, référence directe à l’un des mouvements de lancement les plus célèbres du jeu, au dernier mouvement, logiquement baptisé Checkmate. On se bornera à dire qu’elle est une splendeur harmonique, un petit trésor de jeux rythmiques (au sein duquel Manne déploie ses talents de peintre armé de baguettes), et un échiquier élargi, aménageant de grands et beaux espaces pour solistes au sommet de leur art (du pianiste Russ Freeman au trompettiste Stu Williamson sans oublier le contrebassiste Monty Budwig).
Hélas, serait-on tenté de dire, Mariano quitte le groupe de Shelly Manne peu après cette session. Herb Geller le remplacera brièvement avant que le turbulent ténor Richie Kamuca ne prenne ses aises ; aises magnifiées dans les 5 volumes indispensables compilant les performances données par les Men au Black Hawk de San Francisco en septembre 59. Heureusement, ses aventures ne s’arrêteront pas là : en dépit d’une discographie plutôt chiche en qualité de leader (on en revient au manque de considération pointée du doigt par Shelly Manne), son sens inné du swing et son inventivité harmonique seront appréciés par d’autres. Par Mingus, le contrebassiste allemand Eberhard Weber ou sa seconde épouse, la pianiste Toshiko Akiyoshi.
Le 16 juin 2009, Mariano plia les gaules. Sur l’injonction non négociable d’une saleté de cancer. A 85 ans, après une vie à faire de la musique un gai savoir.
