Winther/Andersson/Watts : l’effet WAW!

Il n’est pas rare que les groupes de jazz se rodent longuement sur scène avant d’enregistrer. Et tant pis pour les rats de clubs qui auront la désagréable impression d’être pris pour des cobayes. Car cette méthode inversée a une logique imparable. Sur scène, personne ne vous reprochera d’avoir dérapé faute de précautions. De la même façon que l’on ne reprochera pas au milieu de terrain de balancer une transversale sur le second terrain d’entrainement (alors que tous les joueurs sont sur le premier). C’est le temps des gammes, du peaufinage d’automatismes. Le temps nécessaire pour qu’un collectif se soude, se comprenne, identifie les tendances lourdes de chacun, parviennent à faire la somme de ses individualités avant de ramener celle-ci vers l’unité parfaite. Travail d’illusionnistes. Plus que quiconque, les jazzmen savent que les enregistrements restent, tout comme les écrits. Ils savent aussi que le public de jazz est plus indulgent qu’il ne le dit (en particulier parce qu’il ne comprend pas toujours ce qu’il entend). Ils savent enfin que leurs performances scéniques (les réussites comme les gadins) ne vivent déjà plus, à peine achevées, qu’à travers la mémoire, sélective et sujette à l’érosion, des heureux (ou malheureux) auditeurs d’un soir.

Quoiqu’il en soit, c’est cette méthode qui a été choisie par un trio qui s’est constitué un peu par hasard – il y a un an – autour du pianiste danois Carl Winther, du contrebassiste suédois Richard Andersson, et d’un américain – et non des moindres – le batteur Jeff ‘Tain Watts. Comme le veut la coutume dans le monde du jazz, les grandes entreprises commencent bien avant qu’on en parle. Le point de départ de cette histoire remonte ainsi à l’année 2008 et à un workshop danois, où se croisent Richard Andersson et Jeff ‘Tain Watts. Un respect immédiat se noue entre les deux hommes. Et sans doute des promesses de future collaboration. Elles se matérialiseront, avec l’intégration d’Andersson au sein d’un des trios du batteur et d’une intéressante tournée européenne.

Dans l’histoire de ces ramifications électives qui aboutiront à la création du trio qui nous intéresse, Carl Winther arrive un peu plus tard ; ce qui est logique dans la mesure où il est le benjamin de la bande (de plus de 20 ans par rapport à Watts, de 13 par rapport à Andersson). La carrière du pianiste est du reste encore toute fraiche. Fraiche mais loin d’être sans expérience. Parce qu’il est un enfant de la balle en sa qualité de fils du trompettiste Jens Winther. Parce qu’il a déjà une solide expérience de sideman (auprès de Jerry Bergonzi pour ne citer qu’un de ses mentors). Parce qu’il justifie déjà d’une dizaine d’albums ; en à peine plus de 15 ans de carrière (en leader ou en co-leader). Maintenant, voici l’instant décisif : une collaboration du pianiste avec Andersson (sans doute dans le cadre de l’enregistrement de l’album Free Floating du batteur Anders Morgensen). La suite se devine bien : les deux hommes décident de continuer à collaborer. Le nom de Jeff ‘Tain Watts nourrit la réflexion et aiguise les enthousiasmes. Le trio de pointures est prêt sur le papier. Ne manque plus que l’accord du batteur qui répondra positivement. C’est ainsi qu’à travers quelques rencontres et un paquet d’allers-retours, le trio se constitue.

Après avoir parcouru l’Europe une bonne partie de l’année 2023, et après avoir suscité un bouche à oreille passablement excité, le trio sort l’album Waw!. Parce que les albums, comme les écrits restent : bons ou mauvais. Autant ne pas se planter en conséquence. Une bonne nouvelle qui permet à tous ceux qui n’ont pas été en mesure de prendre le wagon à quai de se hisser dans le train en marche. A l’écoute de ce disque, la méthode prend en tout cas tout son sens. Winther, Andersson et Watts étaient faits pour jouer ensemble. Il y a dans le jeu de Winthers, et c’est une constante depuis ses débuts, une approche éminemment rythmique. Ses compositions sont à l’évidence pensées de la sorte : en fonction de ruptures et de ponctuations savantes. Son jeu est dynamique, énergique, puissant. Qui dit énergie, dit nécessité de répondant. Les qualités complémentaires de Watts ne pouvaient que le sublimer (bien plus que le jeu trop feutré d’Anders Morgensen ne pouvait le faire il y a quelques années).

L’alchimie opère dès le premier morceau de l’album : Planet P, composition pleine de swing et ouverte à tous les points d’exclamation qui plairont à Jeff ‘Tain Watts. Au menu, un piano qui vibre et résonne. Un tempo qui galope grâce à une architecture maintenue sans sourciller par Andersson. Du grand art en somme, pour les amoureux du foncer-tête-baissée. Le 4e morceau de l’album (Deconstructing Mr X), ancienne composition du pianiste (composition éponyme d’un album sorti en 2016 et enregistré en compagnie de Johnny Aman et d’Anders Morgensen), est encore plus impressionnant à cet égard. Non seulement parce qu’on l’on y mesure toute la pertinence de la présence de Watts (dont la frappe lourde et toujours précise accentue tous les reliefs) mais parce qu’en comparaison de la version princeps de 2016, on perçoit aussitôt ce que cette même présence crée dans le jeu de Winther : une attention de tous les instants, une ouverture au dialogue, le renforcement de son swing nerveux.

WAW! a aussi la bonne idée de savoir faire varier l’oscillogramme. Avec l’interprétation d’une ballade, My Old Flame (autrefois magnifiée par Billie Holiday) et surtout d’un morceau de clôture, Requiem for JW, qui tranche totalement avec le reste de l’album et qui ferait sans doute pâlir (ou rougir) Brad Mehldau. Parce que la composition investit à l’évidence ses terres mais surtout parce qu’elle les investit avec une humilité et une patience que le pianiste floridien aurait été bien inspiré d’intégrer à sa ligne de conduite (y compris lorsqu’il travaillait encore au premier volume de la série Art of the trio au milieu des années 90).

Résumons tout cela le plus simplement possible : les cobayes peuvent être rassurés. Leur sacrifice n’aura pas été vain…


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