Interstellar Space : Sagesse à deux

Septembre 1974. Le label Impulse! édite l’album Interstellar Space. Enregistré en février 67, en duo avec le batteur Rashied Ali, cet album posthume est un point d’étape clé de la quête créative et spirituelle du saxophoniste. Une quête qui n’arrivera jamais à son terme…

Les spécialistes ont coutume de saucissonner la carrière de Coltrane. Voici comment ils procèdent. Il y a pour commencer la période Prestige. Qu’ils jugent inégale et considèrent comme de nécessaires années de formation (et de maturation). La période Atlantic ; révolutionnaire, bien entendu. Et deux périodes distinctes dans le cadre de son dernier contrat chez Impulse! (que Trane renouvèlera du reste quelques mois avant sa mort) constitué d’une apogée puis d’une période tardive qui n’en finira jamais de diviser les mélomanes. Je m’excuserai presque d’utiliser autant d’italiques. Mais c’est que je ne suis pas tout à fait certain de trouver ces débats très intéressants. Pas certain de ne pas penser qu’ils constituent d’inutiles chicaneries, voire une pure perte de temps. Voici comment nous devrions envisager les œuvres : à travers ce qu’elles essaient de nous dire et ce qu’elles sont. Non pas à travers ce que nous aimerions qu’elles nous disent ou à travers ce que nous aimerions qu’elles soient.

Pour être tout à fait honnête, les auditeurs (et/ou les spécialistes) ne sont pas les seuls à ne pas avoir suivi Coltrane jusqu’au bout. Ses musiciens eux-mêmes ont fini par le lâcher ; à l’exception notable du contrebassiste Jimmy Garrison. McCoy Tyner quitte l’ensemble à la fin de l’année 65, las de ne pas être entendu et, surtout, de ne plus s’entendre lui-même dans le cadre de la cohabitation nouvelle de 2 batteurs au sein du groupe. Elvin Jones s’évapore quant à lui en mars 66, excédé de devoir partager son espace avec Rashied Ali. Son départ est conforme à sa nature : aussi soudaine qu’inattendue. Un soir de concert à Stanford, à la fin d’un solo de Trane, Elvin Jones pose ses baguettes à l’intérieur du cerclage de son tom basse et disparait en coulisses, d’où il ne reviendra plus. Elvin Jones effectuera son deuil au sein de l’orchestre de Duke pendant une poignée de concerts ; une respiration salutaire avant de reprendre son chemin personnel.

L’antimatière Coltranienne

Aux yeux de certains, Rashied Ali est une sorte de Yoko Ono du classic quartet de Coltrane : le briseur coupable d’une unité aux propriétés surnaturelles. Rashied Ali n’y est pourtant pas pour grand chose dans le remue-ménage historique qui bouleversa l’ordonnancement de la musique du saxophoniste ; et celle de la musique tout court. Même s’il avait aussi son ego mal placé. Rashied Ali aurait pu intégrer le groupe de Trane plus tôt. Dès juin 65, à l’occasion des sessions de l’album Ascension. Il déclinera la proposition, refusant de partager la lumière avec un autre batteur. « C’était là l’arrogance déraisonnable du jeune loup », reconnaitra-t-il volontiers plus tard. Ali se ravisera quelques mois plus tard (sans remiser son arrogance) et débarquera en novembre, à l’occasion d’un engagement au Village Gate. On a déjà éventé la suite de l’histoire ; le groupe de Coltrane devient un champ de bataille, un lieu de plaintes et un nid de vexations.

Pour Trane, ces deux départs sont bien sûr une déception. Une meurtrissure affective. Au-delà de cette dimension personnelle, le révolutionnaire imaginait associer deux approches distinctes. La première, classique, conforme à ce que lui et son quartet avaient développé entre 63 et 65 ; la seconde, conforme à la nouvelle trame qu’il tissait avec son nouveau collectif (incluant Rashied Ali). Associer deux ensembles distincts n’était pas une idée si nouvelle que cela en 66. Dès 1960, Ornette Coleman avait mis en place un terrain d’improvisation collective pour 2 quartets distincts (occupant d’ailleurs chacun un canal stéréo à l’écoute). En 61, Duke Ellington et Basie avaient également confronté leur big band respectif. Cela étant, personne n’avait encore jamais imaginé faire jouer simultanément deux ensembles avec pour consigne de développer des philosophies radicalement différentes, de marier étroitement la matière et l’antimatière, les protons et les antiprotons, les électrons et antiélectrons. Mais c’était là ce qu’entendait Coltrane en son for intérieur ; comme toujours, il cherchait à matérialiser sa (ses) voix intérieure(s).

En physique, pour schématiser, la matière et l’antimatière s’annihilent au contact l’une de l’autre avant de créer de l’énergie. La musique a visiblement d’autres règles. L’antimatière Coltranienne annihila la matière ; et il n’en résulta qu’une grande séparation. Un hémisphère déserté. Mais la séparation n’est en fin de compte qu’un simple sas, une transition. Derrière elle, il y a encore de la vie… Et il y eut donc paradoxalement de l’énergie.

Duo de l’espace

Bob Thiele, car il faut en revenir à cet homme qui était, au sein de la maison Impulse! au four et au moulin…Bob Thiele donc, aimait raconter des histoires ; tout comme il aimait s’en raconter à lui-même. Selon lui, les pontes d’ABC-Paramount (maison-mère du label) lui reprochait de passer trop de temps en studio avec Coltrane. On s’en étonne. Allez savoir, les grosses légumes d’ABC-Paramount étaient peut-être des béotiens… Mais il est sans doute plus réaliste de penser qu’ils n’ignoraient rien de cette pratique on ne peut plus courante dans le milieu du jazz, consistant à enregistrer tout ce qui était possible pendant la durée d’un contrat, afin de pouvoir continuer à sortir les nouveaux disques d’un artiste bien après l’expiration de son contrat ; c’est exactement ce que firent Prestige et Atlantic avec Coltrane avant qu’il ne signe chez Impulse!. Et c’est ce que fit Impulse! bien entendu, des années après la mort de Trane. Quoiqu’il en soit, Bob Thiele prétend avoir réglé le problème en ne programmant plus pour le saxophoniste que des sessions de nuit. Voilà le soupçon de vérité palpitant sous la nappe laiteuse créée par Thiele pour les hagiographes un peu naïfs. Dès que Coltrane ressentait le besoin de venir déballer ses idées en studio, Bob Thiele s’exécutait. C’est vrai. Ces sessions se déroulaient majoritairement la nuit. C’est également vrai.

S’agissait-il réellement de tromper les grosses légumes d’ABC ? Ou d’installer Coltrane dans un rythme qui convenait à son art comme à son mode de vie ? Coltrane n’était pas un expansif : c’est en tout cas ce qui ressort de la majorité des témoignages de ceux qui l’ont côtoyé. Il était aussi un bourreau de travail. Un homme en quête perpétuelle, notamment spirituelle. Pour Trane, le jour était forcément un temps de quête, de dévotion et d’écoute, un temps d’accueil et de recueillement. L’espace-temps chaleureux où il lui fallait comprendre et apprendre à traduire ce qu’il entendait. La nuit, quant à elle, offrait à Coltrane une bulle de concentration, de repli, de solennité ; atmosphère paradoxalement nécessaire pour s’exprimer pleinement. Pour rendre l’énergie que le jour lui avait permis de stocker. La nuit était le temps de l’oraison, du retour énergétique, le passage de l’introspection vers l’expression pure.

En 1967, quelques mois après l’éclatement du groupe augmenté de Coltrane, Thiele programme 2 sessions de nuit à une semaine d’intervalle, au sein desquelles le musicien opte pour des formules circonscrites. La première session, le 15 février 67, est enregistrée en quartet (avec Alice Coltrane, Jimmy Garrison et Rashied Ali). La seconde, 7 jours plus tard, est un duo entre le saxophoniste et son nouveau batteur. Personne ne sait très bien ce qui incite Coltrane à ne jouer qu’avec le seul Rashied Ali pour l’interprétation de 5 compositions (+ une variation) ayant pour sujet quelques planètes du système solaire (Mars, Venus, Jupiter, Saturn) et une constellation (Leo). Il est fort possible que Trane n’ait pas toujours enregistré avec l’intention d’obtenir un résultat discographique substantiel. Il est possible qu’il ait simplement voulu figer des idées afin de pouvoir en contempler la matérialité.

Interstellar Space parait en 74, 7 ans après le décès de Coltrane. Contre toute attente, il deviendra l’un des albums posthumes majeurs de la discographie Coltranienne. Interstellar Space aurait dû constituer une simple anecdote ; il inspirera des générations entières de musiciens épris de liberté. Au-delà de la puissance spirituelle de ce disque, deux choses surprennent. La première, c’est qu’Interstellar Space ne semble absolument pas dépouillé, bien qu’il ne sollicite que deux musiciens (et 3 instruments : un saxophone, une batterie, des grelots). La seconde, c’est qu’en dépit de la liberté absolue recherchée par Coltrane à cette époque, le résultat est nettement moins free qu’on ne pourrait le penser. Car il y a de l’écriture, à l’évidence, partout dans ce disque.

Comparer Rashied Ali et Elvin Jones n’a pas beaucoup de sens. Il est bien plus intéressant de tenter de comprendre ce qui a incité Coltrane à le choisir. Avant cette session de 67, Coltrane avait déjà tenté l’expérience en duo sax/batterie. Le 16 juin 65, avec Elvin Jones. Le morceau s’intitule Vigil et figure sur l’album Kulu sé Mama. Le résultat est passionnant mais tellurique. A l’image d’Elvin Jones dont le jeu contenait en lui le déchainement des cataclysmes, des plaques en mouvements, des bouillonnements magmatiques. Sur Interstellar Space, ce qui est admirable (et nouveau) dans l’apport de Rashied Ali, c’est la patience dont il fait preuve et le service qu’il rend à son mentor. Sur Saturn, il laisse par exemple un temps infini au saxophoniste pour préparer son entrée, lui permettant même, avant de se lancer en improvisation absolument libre, de déployer quelques phrases nettement blues, comme si Coltrane essayait alors, dans le cadre de ce duo, mais à lui tout seul, de convoquer les deux sensibilités qu’il envisageait de faire cohabiter quelques années plus tôt en ouvrant les portes de son ancien quartet.

« Comment mettre de la paix dans ma musique ?« 

La spiritualité n’a jamais semblé pouvoir réellement apaiser Coltrane. En s’enfonçant plus loin dans une quête qui n’avait pourtant rien de stérile ni de factice, il ne parvint jamais à se départir d’un inextinguible feu de colère. Interstellar Space ne peut s’empêcher d’être une déflagration, en dépit du jeu nettement moins éruptif de Rashied Ali. L’existence ne lui laissera hélas pas le temps d’aller plus loin. De trouver enfin un moyen de mettre de la paix dans sa musique.

Quelques années avant sa mort, le sitariste Ravi Shankar (que Coltrane admirait plus que tout) témoignait : « Quand j’ai connu Coltrane, il avait cessé de boire, il était devenu végétarien. Je n’arrivais pas à le croire, il avait l’air si clean, si comme il faut ! Surtout, il était humble. Nous nous sommes rencontrés trois ou quatre fois à New York, il posait des questions sur les ragas, l’improvisation. Je lui disais : j’entends des perturbations, des sons perçants, quelque chose qui hurle dans votre musique. « C’est exactement ce que je veux apprendre de vous, m’a-t-il répondu, comment puis-je mettre de la paix dans ma musique ? » Hélas, il est mort alors qu’il devait me rejoindre pour six semaines à Los Angeles. » C’est aussi à la lumière de ce propos qu’il faut écouter Interstellar Space.

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