Zaccai Curtis, cubopper sans filet

Né le 28 avril 1911 à La Havane, prodige absolu de la clarinette, Mario Bauzá découvre New York en 1926 à la faveur de son engagement au sein de l’orchestre du pianiste Antonio Maria Romeu. On ne le sait pas encore mais ce séjour aussi bref qu’initiatique aura de puissantes répercussions sur l’Histoire du jazz. Bauzá pressent en effet qu’il se passe quelque chose de peu commun sur la côte est américaine. Pour en prendre pleinement la mesure, il reste quelques jours à Harlem chez un cousin avant de rejoindre son île natale. A son retour, il n’aura qu’une obsession : revenir à New York, doté des moyens de s’y installer durablement. Sur le versant artistique, Bauzá comprend qu’il va falloir, pour commencer, changer d’instrument. De la clarinette, il passe au saxophone alto. Puis à la trompette, pour forcer le destin, après seulement deux semaines de pratique, dans l’optique d’intégrer le groupe du chanteur Antonio Machin. Et ça marche. Tout s’accélère en 1933 : Bauzá retourne aux Etats-Unis, intègre l’orchestre de Chick Webb, y rencontre Dizzy Gillespie, passe chez Cab Calloway (lui suggérant plus tard d’embaucher Dizzy) avant de monter de toutes pièces un collectif autour du chanteur Machito. Ce collectif sera à l’origine de ce que l’on considère comme la première composition d’afro-cuban jazz de l’Histoire : Tangá.

Né en 1915, lui aussi à La Havane, le percussionniste Chano Pozo est une figure qui a aussi son importance. C’est d’u reste’ailleurs Mario Bauzá qui l’encourage à venir forcer le destin à New York. Et c’est encore lui qui lui présente Dizzy Gillespie en 1947 alors que ce dernier souhaite inclure un percussionniste à son groupe. Ensemble, les deux hommes vont faire fusionner le be bop et les rythmes afro-cubains, avec des compositions qui marquent l’Histoire : Cubana be Cubana bop, Tin Tin Deo et bien sûr Manteca. Alors à son apogée, le destin de Chano Pozo sombre toutefois dans la tragédie. Une soir de décembre 1948, dans un bar de Harlem (qui n’existe plus), le percussionniste est abattu par un petit bookmaker et fourgueur de came local.

L’histoire de l’heureuse fusion entre les musiques afro-cubaines et les courants jazz ne se limitent pas, bien entendu, à ces deux figures. Mais c’est là la genèse d’une réunion qui n’a cessé, depuis lors, de nourrir un véritable torrent créatif. Enseignant à l’Université de Rhode Island et au sein de l’Institut Jackie McLean de la HARTT School, le pianiste Zaccai Curtis est un de ceux qui connaissent cette histoire sur le bout des doigts et ne cessent pourtant d’approfondir leurs recherches. Comme tous les chercheurs et savants, Curtis a le goût de la transmission. Outre son activité d’enseignant, il a publié un livre sur la question (Art of the Guajeo). Il anime une chaine sur le site Patreon. Comme tous les enseignants-musiciens, il enregistre aussi, bien entendu. Et vient de sortir ce qui sera nul doute LE disque afro-cuban jazz de l’exercice 2024 : Cuba Lives!

Et il en faut de la maîtrise pour aborder la question aussi frontalement. Dans Cuba Lives!, pas de batteur, pas de cuivres rutilants pour vous sauver les miches (et tromper le chaland au moyen des tours de force éculés), la formule est essentiellement rythmique. Outre son piano, le groupe est en effet composé d’un contrebassiste (Luques Curtis) et de 3 percussionnistes (Willie Martinez aux timbales, Camillo Morena aux congas et au tambourin, Reinaldo De Jesus aux bongos). Rien d’autre. Et c’est ce qui impressionne d’emblée dans cet album. Avant que la maestria évidente du groupe ne l’emporte ainsi que sa capacité à déployer la diversité des rythmes afro-cubains. Les amateurs de clichés lourdingues peuvent passer leur chemin : Cuba Lives! est une étourdissante anthologie rythmique, alternant tentatives réussies d’envoutement (Let’s do it again), bop métissé (Jazzin’), ballades revisitées (When I fall in love ; Someday my prince will come), rumbas débridées (Rumbambola), rags malicieux (Maple Leaf Rag). Un hommage aux genres, aux formes mais aussi à tous les musiciens, pionniers ou héritiers qui ont mis un ou tous leurs orteils à la surface du torrent : Charlie Parker (le titre de l’album est une référence directe à Bird Lives!), Noro Morales, Eddie Palmieri, Manny Oquendo…

17 titres et 1h12 de musique pure, chaleureuse, émouvante… sans filet. Une invitation pour l’ailleurs à saisir pleinement.


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