Le 5 juin 1974, il y a 50 ans jour pour jour, Patti Smith prend ses aises dans un petit studio du Greenwich Village. Deux morceaux en résultent : une version de Hey Joe qui déconstruit déjà le masculin et un titre qui, bien qu’imparfait et trop dépouillé, contient en germes le style unique de la chanteuse.
Patti Smith parle comme elle chante ; et elle chante et parle sur un rythme intuitif, comme on déclame une poésie libre, non de toutes règles mais obéissant à des règles intérieures et personnelles. Son débit purement oral – étonnamment musical – ne compte que très peu de marqueurs d’hésitation. Elle semble toujours savoir ce qu’elle va dire ou chanter, toujours savoir comment le dire ou le chanter, avant même de prononcer ses vers et ses paroles. Le seul élément qui permet de distinguer sa parole de son chant, c’est la colère qui semble exempte de l’une et qui semble paradoxalement motiver l’autre. Patti Smith raconte que lorsqu’elle était adolescente (ou jeune femme), elle n’avait qu’un objectif en tête : devenir la femme d’un artiste. Ou sa muse, dans le meilleur des cas. Il y avait dans cet espoir puéril le stigmate d’une jeune femme qui n’avait pas encore acquis assez de confiance pour penser qu’elle pourrait être une artiste elle-même. Une artiste des pieds à la tête qui s’épanouirait autrement que dans l’ombre d’un autre. Ou à travers le regard d’un autre. Par l’effet d’une procuration ou d’une duplication du moi. Il y a peut-être, dans ce simple constat, tout ce qui a opéré la transition de la jeune femme qu’était Patti Smith vers sa forme d’artiste radicale. L’art est aussi un exutoire, un outil servant à se révéler à soi-même.
Native de Chicago, Patti Smith est l’ainée d’une fratrie de 4 enfants. Issue d’une famille modeste mais qui aimait la culture – sous une forme autodidactique – elle grandit (ou murit) dans des bleds quelconques du New Jersey (après un passage dans un quartier de la classe moyenne de Philadelphie). Le lit parfait des personnalités rêveuses, introverties, poreuses à l’ennui, qui rêveront vite d’ailleurs. En 1974, Patti Smith en est à l’heure des choix. Vivre à l’abri d’une ombre ou s’affranchir. Sa relation amoureuse avec Allen Lanier l’a amenée à évaluer un temps l’opportunité de rejoindre le Blue Öyster Cult. Plusieurs de ses poésies seront mises en chanson par le groupe : Baby Ice Dog par exemple, figurant sur l’un des albums majeurs du collectif, Tyranny and Mutation. Mais elle décline finalement l’invitation. Désormais installée à New York – pensionnaire du célèbre Chelsea Hotel – il lui a fallu 5 ans pour enregistrer quoi que ce soit. Après avoir chanté dans la rue, après s’être établi un début de réputation (en mode signaux faibles) en participant à quelques premières parties de concert. Le 5 juin 1974, elle investit un studio du Village et, financée par Sam Wagstaff, enregistre deux morceaux : une reprise bien chamboulée de Hey Joe (sur laquelle s’invite Tom Verlaine) et une composition originale intitulée Piss Factory.
Mais la colère et l’urgence ne sont pas suffisantes pour faire d’une aspirante une artiste complète. Patti Smith a certes bâti le groupe idoine ; un groupe de musiciens combinant deux qualités adaptées à sa personnalité d’artiste (oubliez les aspirations de muse) : discrétion et talent. C’est le cas du guitariste Lenny Kaye qui n’est pas particulièrement destiné à devenir rock star ; quand il rencontre la chanteuse (qui ne l’est pas encore), il partage son temps entre un taff de disquaire et l’aléatoire statut de critique rock à la pige. C’est aussi le cas du pianiste Richard Sohl et du réfugié tchécoslovaque Ivan Král, transfuge va-nu-pieds, qui doit son installation aux Etats-Unis à ses parents diplomates et à son refus de retourner au pays. Piss Factory n’a pas la puissance mélodique ni la maestria de l’album Horses qui sortira une année plus tard à la faveur de sessions chaotiques qui éprouveront les nerfs du groupe, et le corps de la chanteuse (entre crise de nerfs, engueulades d’anthologie, vertiges du doute, elle perd une dizaine de kilos dans l’affaire) mais il établit d’emblée une évidence : en 74, ce que proposent Patti Smith et ses gars discrets n’a pas d’équivalent. Ce mélange de violence, de colère débridée, de poésie – ce proto-punk intello – est unique ; et, chose étonnante, ne cessera jamais vraiment de l’être. Chez Patti Smith, il en va de sa manière de parler et de chanter comme de ses intuitions poétiques : combiner Hey Joe avec un poème sans hypocrisie ni faux détours sur le parcours de Patty Hearst, inversant radicalement la proposition de la chanson d’origine, en est une. Piss Factory est quant à elle une résurgence de la forme autobiographique dans un paysage musical qui semble avoir relégué le genre au passé (alors que le rock progressif impose une pénible dictature sur la création). Elle fait également émerger un thème qui ne cessera de prendre de l’ampleur dans l’art délicat du songwriting américain : celui qui dépeint le quotidien des gens de la petite classe moyenne, voire des cols bleus (presque en même temps que Springsteen, qui chantera, la rage en moins cela dit, ces invisibles comme personne).
Cette colère est un intéressant point de départ mais elle ne fait toutefois pas encore musique. Ce 45 tours-mandale est un prototype, ou la matérialisation d’une proto-Patti Smith. En dépit des efforts de Lenny Kaye pour enluminer Piss Factory, des accords très rythmiques de Richard Sohl, en dépit de vers cinglants qui ne s’oublient pas : 16 balais et il faut déjà rembourser ses dettes / J’ai ce job de merde où j’inspecte des tuyaux / 40 heures 36 dollars par semaine / Mais c’est un salaire, Jack / Il fait une chaleur à crever, comme dans le Sahara / A tel point que tu pourrais t’évanouir / Mais ces salopes sont simplement trop connes / Trop reconnaissantes d’avoir ce boulot / Pour comprendre comment on les entube…
Il faudra encore quelques mois à Patti Smith pour adopter une forme de complexité (ce qu’établissent les premiers mots de la version de Gloria qui ouvrira l’album Horses : « Jésus est mort pour les péchés de quelqu’un mais pas les miens… » ; l’un des incipits les plus célèbres de l’histoire du rock), pour conjuguer la colère et néanmoins faire musique, pour devenir une chanteuse non seulement accomplie, transmuer un timbre de voix en instrument, marier la poésie et la rage, tout unifier et maîtriser enfin la variation des accents. Pour faire de la poésie brute du crachat une poétique en tant que telle. Mais c’est un début ; et un début que l’auditeur ne peut tout à fait oublier.
