Charles McPherson, révérend du Smoke

Après George Coleman, Harold Mabern, Al Foster ou Hank Jones, le label du Smoke continue de replacer les légendes bien vivantes sous la lumière. C’est cette fois-ci le saxophoniste Charles McPherson qui a les honneurs de la maison. Avec un album hommage à Barry Harris intitulé Reverence.

Il y a 25 ans, le 9 avril 1999 pour être exact, le Smoke ouvrait ses portes. Situé à Manhattan dans l’upper west side, le nouveau club s’érigeait alors sur les braises de l’ancien Augie’s Bar, un lieu comme seul New York savait en produire. Un club exigu où l’on était contraint de disposer la batterie autour d’un enquiquinant poteau (sans doute porteur) et où les autres membres du groupe étaient parfois obligés de s’installer sur la plus haute marche d’un escalier menant à un obscur cellier. Mais aussi un club où l’on pouvait voir et entendre, tandis que le taciturne patron taquinait les pièces d’un échiquier, la légende Cecil Payne (ou Art Taylor ou John Patton…) finir son morceau avant de faire passer le chapeau dans les rangs anarchiques d’une assistance de connoisseurs désargentés et d’étudiants se nourrissant davantage de musique que de protéines. Entre l’ancien troquet d’Augie et le Smoke, il y a un monde ; et sans doute une confrontation paradoxale qui laisse à penser que l’univers déteste l’idéal. Fragment d’un monde disparu, le club enfumé d’Augie était une expression pure de liberté artistique, mais aussi l’illustration par l’absurde de la difficile condition de musicien de jazz. Là où le Smoke, plus sage et institutionnalisé – et donc moins populaire – déploie un modèle économique qui rétribue aussi sans doute mieux les musiciens.

C’est le saxophoniste George Coleman, accompagné du regretté Harold Mabern (lequel disait du Smoke qu’il était « le meilleur jazz club au monde ») qui inaugura en 99 le nouveau club. Depuis lors, que l’on regrette ou non la mine patibulaire du taulier, son échiquier et son humeur des mauvais jours, et les concerts libres où l’on brassait de l’air et des notes jusqu’à plus d’heure, le Smoke (qui a aussi son propre label depuis 2014) a su constituer un lien entre toutes les générations de musiciens. C’est à nouveau l’esprit de la récente édition, par le label maison, de la captation d’un concert donné (au sein du club of course) par le saxophoniste Charles McPherson, peu après la disparition de celui qu’il considérait comme son mentor : le pianiste Barry Harris. Vieille gloire be-bop, ancien compagnon de route de Mingus, le saxophoniste n’avait plus rien enregistré depuis plus de 2 décennies. L’aurait-on à nouveau entendu sans le Smoke ? Rien n’est moins sûr.

Vieux pot, meilleure soupe, je ne sais pas. En revanche, il n’est pas certain que l’on puisse trouver ailleurs que chez des types de la génération de McPherson des musiciens capables de jouer out avec autant de naturel, de se décaler avec autant de nonchalance. Je m’empresse en ce sens d’adresser une révérence à une section rythmique imperturbable – Jeb Patton au piano, David Wong à la contrebasse, Billy Drummond à la batterie – qui avance malgré la diction sciemment trainante d’un altiste qui souffle de surcroit encore dur au seuil de ses 85 ans (il les aura le 25 juillet prochain). Il ne faut pas hésiter, avant de savourer ce disque, à se replonger dans la discographie solo de McPherson. Afin de mesurer l’intensité de la fraternité qui l’unissait au regretté Barry Harris mais aussi pour rétablir dans nos têtes oublieuses la singularité de son style insolent. Bebop revisited!, enregistré en 64 pour Prestige (et qui mériterait une réédition) est incontournable (en particulier le morceau d’ouverture Hot House, standard be-bop ultime que l’on doit à Tadd Dameron). Voilà comment, au milieu des années 60, on revisitait donc le be-bop, à la faveur de ce fameux jeu out, bien sûr moins inconfortable que chez Dolphy, mais qui constituait un point d’équilibre stylistique d’un goût certain entre Johnny Hodges, Charlie Parker et la doctrine Mingusienne.

« Je ne suis pas un bopper civilisé, affirme Charles McPherson, je suis un bopper sauvage, et je peux aller n’importe où à partir de ce point de départ. J’ai 84 ans aujourd’hui, l’essentiel reste le langage bebop, mais je l’exprime dans le monde actuel, avec les musiciens actuels. » Comme tous les langages, le bebop tolère les altérations, les phrasés particuliers, les expériences transgressives. Et il y a encore de la transgression dans le jeu de McPherson. Dans le grandiose morceau d’ouverture Surge (sur lequel brille, outre un McPherson particulièrement turbulent, le trompettiste Terrell Stafford), dans les espiègleries rythmiques de Blues for Lonnie in three, sur ce morceau-rouleau compresseur qu’est Dynamic Duo. Après ces quelques écoutes, on se demande vraiment où McPherson a foutu ses 84 ans. Pas dans son sax à l’évidence, dont le son est intimidant de puissance. Pas dans sa dextérité non plus qui, de surcroît, a la belle assurance de ceux qui ont parfait leur science pendant des décennies.

C’est le morceau Ode to Barry qui clôture ce disque. En hommage au pianiste bien entendu. Un morceau composé par McPherson sur la base d’un assemblage de plusieurs morceaux du pianiste. « J’ai essayé de capturer, musicalement, la personnalité de Barry, explique McPherson. Barry était complexe, en fait ; la mélancolie faisait partie de son bagage psychologique, mais il était aussi quelqu’un de joyeux. Il était donc changeant mais il était très, très sérieux au sujet de la musique, du jeu, de l’improvisation et de ce qu’il considérait comme relevant du bon goût. Et il avait des normes élevées en matière de musicalité, selon ses termes. Il était très idéaliste et j’ai juste essayé de capturer cela. »

Reste à savoir si – et cela vaut pour toutes les éditions de la veine revival du Smoke – si nous ne sommes pas là dans la nostalgie (et corollairement, s’il y a une bonne et une mauvaise nostalgie). Il serait sans doute trop long d’aborder la seconde interrogation. Mais la première est presque rhétorique. Il s’agit là, bien sûr, de nostalgie ; le jazz, lui-même, est une forme de nostalgie. Et il y a, dans ce disque, tout comme dans la raison d’être du Smoke, des nostalgies enchâssées, enchevêtrés, voire nichées les unes dans les autres. Sans aucun doute : mais la nostalgie n’est pas nécessairement prisonnière du passé. C’est en quelque sorte ce que nous dit de manière si joyeuse ce disque qui mérite bien, lui aussi, une respectueuse révérence.

Pour aller plus loin :

A lire : Catching Smoke : The story of a New York Jazz Club

A écouter : Bebop Revisited! – Prestige (1964)


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