Album-culte de la débrouillardise, magnifiant à travers sa nature conjoncturellement dépouillée les idées du duo Gil Scott-Heron/Brian Jackson, Winter in America fête son cinquantenaire en ce beau mois de mai.
On n’est pas tout à fait certain des raisons qui précipitèrent, en 1973, la fin de la collaboration qui liait jusqu’alors Gil Scott-Heron (et indirectement Brian Jackson) au label The Flying Dutchman de Bob Thiele. Le contrat initial prévoyait la production de 3 albums : cette condition ne fut remplie qu’avec la parution en 74 d’une compilation portant le titre d’une composition phare de l’album Pieces of a Man sorti en 72 : The Revolution will not be televised. Deux versions circulent à ce propos. La première émane de Brian Jackson et porte sur la captation de l’intégralité des droits de publication par Bob Thiele. Condition sine qua non – toujours selon Jackson – de la survie d’un label qui luttait pour les miettes abandonnées par les Godzillas de l’industrie musicale. La seconde émane de Gil Scott-Heron et suggère qu’au moment de négocier un renouvellement de contrat, le songwriter aurait exigé la prise en compte de Brian Jackson. Quoiqu’il en soit, la négociation échoua et Gil Scott-Heron se retrouva sans contrat (et apparemment privé des de publication sur ses deux premiers albums ; droits plus qu’utiles pour tout musicien s’apprêtant à traverser une période de vaches maigres).
Les maisons de disques – ne croyez surtout pas les histoires qu’elles bâtissent à propos d’elles-mêmes – ne sont pas des mécènes. Elles ne sont pas sans utilité pour autant. Sans elles, le lien entre auditeurs et artistes serait circonscrit. Mais non, elles ne sont pas des mécènes – et ce, quelle que soit l’authenticité de la passion de leurs patrons (comme le prouve le cas Bob Thiele, mentionné plus haut). Deuxième constat, qu’une rapide vérification historique permet d’attester : elles n’ont que très rarement eu à cœur d’aider les artistes à s’émanciper. L’histoire de l’appropriation du travail des artistes par les labels est une loooooonnnnngue histoire ; souvent peu ragoutante, toujours dénuée de sentiments. Le progrès technique en revanche, quoique cela n’ait pas été son intention première, a toujours été du côté des artistes. L’overdubbing, par exemple, a permis à nombre d’entre eux de s’affranchir des contraintes de production et de continuer à créer, y compris lorsqu’aucun contrat ne les liait avec une maison de disques. C’est cette technique qui permit à Stevie Wonder d’enregistrer Music of my Mind alors même qu’il négociait, en qualité de free agent, un nouveau contrat au sein de la Motown. C’est elle qui permit à Gil Scott-Heron et à Brian Jackson d’enregistrer l’album Winter in America pour une bouchée de pain, sans se soucier d’être épaulé par le moindre label. Le plan – sans accroc – était alors le suivant : faisons de la musique, il sera bien temps d’aller la vendre.
Hors-pistes
La technique d’overdubbing n’était certes pas nouvelle fin 73. Cette technique remonte de fait aux années 20. Mais il fallut le développement de l’audio tape sur bande magnétique dans les années 60 pour qu’elle se démocratise. En 70, elle était bel et bien devenu un outil d’émancipation. « Nous avons décidé de quitter Bob Thiele, raconte Brian Jackson, mais pendant le temps que nous avons passé avec lui, nous avons pu voir comment il travaillait. Et nous avions l’impression que nous pouvions faire nous-même tout ce qu’il faisait. En gros, il venait s’asseoir dans la control room, fumait sa pipe et disait à l’ingé : « Ouais, juste ici, coupe moi ça, augmente le son de cet instrument, mets-moi plus de basse… » C’était assez basique et c’était à notre portée. Mais nous n’avions pas nécessairement pris en compte tous les aspects de la chose. Notamment l’argent nécessaire pour engager des musiciens. Il nous fallait de l’argent pour payer ces gars et nous n’en avions pas. Nous avions juste assez pour nous payer un studio ; pas davantage. Mais, hey, on était dans les années 70 et on pouvait toujours faire de l’overdub. Et c’est ce que nous avons fait. C’est en partie pour cela que Winter in America est si épuré. Nous pensions que c’était sécurisant pour nous de le façonner par nous-mêmes. Et puis c’était tout simplement moins cher. » Entre septembre et octobre 73, le duo troque les luxueux et spacieux studios de RCA pour la chaleur cosy des studios de l’ingé-son José Williams, situé à Silver Spring dans le Maryland. Une bonne pioche. Deux bonnes âmes viendront aussi prêter main forte : le bassiste Danny Bowens et le batteur Bob Adams.
Godfather of Rap ?
Avant de retrouver un label aux reins solides (Gil Scott-Heron signera peu après un contrat avec le label de Clive Davis, Arista), le duo signe brièvement avec le label Strata-East qui se charge donc d’éditer Winter in America. Une collaboration éphémère mais qui a du sens pour des artistes et une maison de disques – fondée en 71 par le pianiste Stanley Cowell et le trompettiste Charles Tolliver – qui partagent un sens aigu de la lutte. Strata-East n’a toutefois pas la force de frappe d’Arista ; et même pas celle de The Flying Dutchman. A peine sorti, l’album est en rupture de stock. C’est encore une fois la débrouillardise qui va permettre au label de vendre près de 300.000 exemplaires d’un album qui, au-delà de sa fabrication tourmentée, va devenir une des œuvres les plus influentes du milieu des seventies.
Certes mais jusqu’où ? Le débat n’a jamais été tranché. Gil-Scott Heron est-il ce parrain du rap, tel qu’on l’appelle parfois aujourd’hui ? Certes, comme a pu le dire Ron Carter (sideman appliqué sur Pieces of a Man), Heron était loin d’être un grand chanteur. Mais il avait un sens assez remarquable du rythme et du placement. Assez pour développer une technique bien particulière de spoken word, dans un esprit bien sûr poétique, mais dans un style radicalement différent des productions musicales du poète beat Allen Ginsberg par exemple.
Quoiqu’il en soit, pour Chuck D par exemple, si l’influence de Gil Scott-Heron est indéniable, le considérer comme le grand inspirateur du rap est un raccourci. L’ex tête pensante de Public Enemy choisit ses mots avec soin. Il a raison de prendre le soin de préciser que la chanson socialement consciente n’est pas née avec Gil Scott-Heron. Il était certes un songwriter total. « Un type capable de se mettre dans les chaussures d’autrui« . Une plume capable d’incarner les sentiments d’un père avant même d’avoir des enfants, d’exprimer l’anxiété et la honte du junkie avant même d’en être un (le chanteur finirait par sombrer dans l’addiction des années plus tard). Il a surtout établi un style qui ne pouvait qu’inspirer les futurs rappeurs (au-delà des questions techniques) : à travers la diversité des thèmes qu’il abordait, la radicalité frontale de son propos, les revendications formelles que sa musique véhiculait. C’est l’une des forces de Winter in America dont la production dépouillée a l’heureux effet de renforcer l’éclat des idées nouvelles développées par le duo depuis le début des années 70.

Winter in America n’a sans doute pas la même brutalité que les albums qui le précédent. Il ne contient pas de réquisitoire brulant, à l’image du poème cinglant Ain’t no new thing (à retrouver dans l’album Free Will), pointant la spoliation blanche et l’appropriation culturelle à travers des figures aussi évocatrices (pour les blancs) que Presley, Eric Burdon, les frères Osmond (entre autres), Benny Goodman, les producteurs faussement bien intentionnés ou les piliers institutionnels du pouvoir blanc, tous savatés pour mieux évoquer la nécessité pour la culture afro-américaine de n’être coupée d’aucune de ses racines, mais surtout, de bénéficier en interne des fruits recueillis par le magma créatif le plus profus du pays. Winter in America n’en est pas pour autant un album plus tendre ou fade de ce point de vue. L’humour et l’acidité de Gil-Scott Heron continuent d’y briller (sur le poème raillant les barbouzeries de l’administration Nixon, H2oGate), tout comme ses capacités remarquables d’empathie (The Bottle), ses aspirations mélancoliques d’un retour aux sources impossible (Rivers of my Fathers). Moins mordant, moins méchant, moins direct, Winter in America est aussi plus serein, plus pertinent, paradoxalement plus grave. D’un point de vue strictement musical, au-delà de la technique vocale de Heron, en nette amélioration, Winter in America profite aussi de l’épure nécessaire imposée par la carence contractuelle des deux hommes. La simplicité impeccable de Peace go with you brother, la douceur de Song for Bobby Smith (ainsi nommé sur la demande d’un gamin de passage, tombé amoureux de la mélodie), le groove intenable de The Bottle, la splendeur du sobre accompagnement à la flûte proposé par Jackson sur Your Daddy Loves you. Voilà bien un disque impeccable de bout en bout qu’une plus onéreuse production aurait peut-être gâché, allez savoir. L’assertion est certes invérifiable mais elle a le confort des préjugés inoffensifs.
« J’ai l’impression que c’est à cette période, témoigne encore Brian Jackson, que nous avons été les plus créatifs et les plus libres. Nous faisions les choses par nous-mêmes et pour nous-mêmes. Nous avons bénéficié d’aides précieuses de gens comme Tony Green, Jose, de notre manager Dan Henderson, de Danny et Bob, et même d’amis qui ont écouté notre musique et nous ont fait des critiques constructives. Avec le recul, c’était impossible de faire un album pour moins de 50.000 dollars. Nous avons été très chanceux de trouver la solution ». Chanceux, peut-être. Audacieux et uni, sûrement…
Les propos de Brian Jackson sont extraits d’une très riche interview que vous pouvez lire, dans son intégralité, sur le site de référence consacré au hip hop : OkayPlayer.
