Coincée entre les Abruzzes, le Latium, les Pouilles et la Campanie, la région du Molise – encore aujourd’hui profondément ancrée dans la ruralité – a bien des difficultés à exister. Et ce n’est pas qu’une simple vue de l’esprit. La région qui n’existe pas (et dont certains verraient d’un bon œil le rattachement aux Abruzzes voisines) ne cesse de se dépeupler, culminant à 289 400 habitants en 2023. Avec une natalité en berne, dépassant péniblement l’unique enfant par couple, et une population qui vieillit inexorablement.
A l’image de cette région déshéritée (qui est pourtant une rareté italienne, préservée des ravages de l’industrialisation), le guitariste Gianmarco Ferri joue une musique qui n’existe pas. Ou, à tout le moins, une musique qui ne parvient plus réellement à exister au milieu du totalitarisme commercial qui uniformise le paysage musical italien. Né à Campobasso (capitale de l’une des deux provinces du Molise), titulaire d’une bourse qui lui a permis d’aller étudier au sein de la prestigieuse université musicale de Berklee, et récent diplômé avec les honneurs (aboutissement de plusieurs années à souffrir des tourments du déracinement et, de son propre aveu, de la suroccupation d’un logement minuscule à Boston en compagnie de 5 autres étudiants fauchés), Ferri le mesure avec un brin d’amertume depuis qu’il a fait son retour au pays, à Rome plus exactement. « Les concerts de jazz coûtent souvent très cher, explique-t-il. Si l’on pense aux clubs romains, comme l’Alexanderplatz ou le Gregory’s, l’entrée y est gratuite, mais les boissons sont obligatoires et coûtent 30 euros ; les jeunes préfèrent donc d’autres lieux. Ensuite, c’est une scène musicale au sein de laquelle on constate une forte stagnation générationnelle : les grands noms continuent d’être mis en avant et il n’y a pas de place pour les jeunes. Leur musique est de la plus haute qualité, mais elle n’évolue pas vraiment et elle n’atteint pas les plus jeunes car il ne s’agit pas d’un son nouveau. L’idéal serait de faire dans la simplicité, car la musique doit être jouée pour le public, pas pour les musiciens : c’est ce que j’essaie de faire. »
Les vieilles gloires du jazz italien n’apprécieront peut-être pas. Mais le constat n’est pas loin d’être implacable, surtout quand on constate le repli de cadors locaux vers une approche qui n’a plus peur de se vautrer dans le cliché faussement patrimonial (le Dolce Vita de l’altiste Stefano di Battista, sorti en avril dernier, en est l’illustration). Et on ne reprochera surtout pas aux jeunes musiciens de chercher à mettre des coups de pompe dans les fourmilières.
Après une apparition remarquée au sein du Tiny Big Band du contrebassiste grec (installé à NYC), Nikos Chatzitsakos, Ferri apporte enfin ces propres éléments de réponse avec la parution d’On the Scene (édité par le petit label indépendant pugliese Gleam Records). A ses côtés : le contrebassiste Stefano Battaglia (à ne pas confondre avec son parfait homonyme, quant à lui pianiste), le batteur Luca Santaniello et, en guise de pointure, le pianiste Dave Kikoski, visiblement enthousiasmé par ce tout jeune guitariste à la maturité rare. Un casting de choix, donc…
A l’écoute de ce premier album, on mesure d’emblée le rapport distendu du musicien avec la scène italienne : Ferri a, à l’évidence, fait macérer son jeu dans des influences bop, assumées mais jamais singées, plutôt que dans la musique de ses prédécesseurs. On pense bien entendu à Wes Montgmomery, invoqué à travers une version impeccable de Unit 7, composition de Hank Jones autrefois magnifiée par la légende d’Indianapolis (diamant parmi les diamants du live enregistré par Montgmomery et le trio de Wynton Kelly en 65 : Smokin’ at the Half Note). On pense aussi à Parker (voire à Sonny Stitt) dans un épatant morceau d’ouverture, Kiko’s Delight (inspiré du Tadd’s Delight de Tadd Dameron), sur lequel Ferri multiplie jusqu’à l’étourdissement des phrases qui sembleraient plus celles d’un saxophoniste que d’un guitariste.
Autre aspect assez remarquable chez Ferri, qui lui permet d’ailleurs de placer ses influences à bonne distance : un son peu commun et manifestement pensé pour privilégier l’approche la plus acoustique possible. On ne triche visiblement pas chez le Molisano. L’attaque se doit d’être franche, le placement rythmique ne laisse aucun droit à l’erreur – ce que l’on entendra parfaitement sur la sobre ballade composée par Ferri, intitulée So Close.
Ferri ne fait pas l’erreur de penser sa musique comme un combat mais On the Scene déploie un esprit de résistance rafraichissant. C’est peut-être cet esprit qui lui permettra d’émerger au sein de ce petit microcosme jazz italien ; tantôt invisibilisé, tantôt rabougri autour de grandes figures qui n’ont peut-être plus grand-chose à dire.
