1955 : Miles Davis, seul contre tous !

Si Miles Davis n’avait pas été Miles Davis, il ne serait sans doute jamais devenu MILES. Derrière cette tautologie – et derrière l’émergence du plus totemique des musiciens de jazz – se cachent aussi un paquet de fâcheries, d’incompréhensions, mais aussi une confrontation plus intellectuelle : celle qui aboutit à deux conceptions radicalement opposées de ce que doit être un artiste.

1955 est l’année charnière de la carrière de Miles Davis. L’année décisive. Certains se font tout seul dans leur coin. D’autres se font en bondissant d’un pied félin sur la gueule des autres. Miles dirait peut-être : « On ne fait pas d’omelettes sans casser des oeufs ! » Et des oeufs, Miles va en casser un paquet, sans se soucier de mélanger les jaunes, les blancs, les coquilles. C’est là le prix de l’affranchissement, de la confiance en soi, de l’indépendance. De l’autodétermination. J’écris cela car Miles est un petit pays. Un petit pays qui aspire à la liberté. Un petit potentat qui, niché entre d’immenses territoires, va passer d’état neutre à belligérant. Et boulotter de l’espace, profitant de la colère désordonnée des uns, de la passivité des autres, du je-m’en-foutisme des derniers. Le petit Davis sera enfin Miles. M.I.L.E.S. Pas pour les intimes.

1955 – enfin, l’aboutissement que constitue l’année 55 – commence 2 années plus tôt. Miles rencontre sa seconde épouse : Frances Taylor. Et, dans la foulée de ce bouleversement, entreprend de mettre de la distance entre lui et l’héroïne. Cela passe bien sûr par un sevrage. Drastique ; que n’atténue pas la douceur du havre qu’est le lieu choisi pour ce faire : la ferme de 200 acres que possède son père dans l’Illinois et au sein de laquelle il a l’habitude de venir se ressourcer.

Miles 0 – Monk 1

En 54 – il faut aussi passer par l’année 54 pour disposer des tenants et aboutissants de cette histoire – Miles Davis dirige en avril des sessions elles aussi décisives. Des sessions qui constituent un déclic. Pour lui surtout. Moins pour ceux qui écoutent la musique de Miles, dans la mesure où le matériau le plus intéressant de ces sessions ne paraîtra qu’en 57 (avec l’album Walkin’). Bob Weinstock, le producteur majeur du label Prestige, pressent que quelque chose est en train de se passer. Weinstock est un homme pressé, un homme de l’instant. Un homme de la spontanéité. Il exige que les musiciens enregistrent tous les titres en une seule prise. Et il les force à conjuguer leurs forces comme bon lui semble. Ainsi, en juin, Miles joue avec Sonny Rollins, Horace Silver et Kenny Clark. En décembre (le jour du réveillon), il mène un quintet composé de Milt Jackson, de Thelonious Monk (et de sa paire rythmique habituelle, Percy Heath/Kenny Clarke). La séance se déroule dans un climat délétère. Miles, en parlant de Monk, demande à Weinstock pourquoi il a engagé « un non-musicien pareil ». Avant d’entamer la première prise (une interprétation d’une composition de Milt Jackson, Bag’s Groove), il se retourne vers Monk et lui dit : « C’est simple. Tu te tais pendant que je joue… »

10 ans plus tard, en 64, Henri Verneuil tournerait 100 000 dollars au soleil. Dans ce film, Belmondo assènerait cette réplique qui ferait mouche et resterait célèbre : « Quand les types de 130 kilos disent certaines choses, ceux de 60 kilos les écoutent. » Qu’en est-il des types plutôt athlétiques qui font 1m90 (Monk) et des petits maigrichons cyclothymiques qui mesurent 20 centimètres de moins ? Voici un début de réponse avec cette première prise de Bag’s Groove – car, oui, malgré les recommandations rigides de Weinstock, le quintet enregistre plusieurs versions du titre ce 24 décembre. Monk se tait bien, en effet, pendant que les 4 autres s’ébrouent sur les premières mesures. Après tout, Miles est peut-être un petit Napoléon de bazar mais cette session reste la sienne. Et ce all-star est le sien ; même s’il est, comme on l’a deviné celui de Weinstock. Mais il ne reste pas pour autant immobile. Tandis que Miles joue son solo, Monk se lève et se met à danser autour de lui comme un dingue. On fait ce qu’on peut et Monk est un facétieux. Imaginons la scène un instant. Et la tension qui peut résulter d’un truc pareil. Monk ne commencera à jouer que lorsque Jackson entamera son solo. Quant au solo du pianiste lui-même (qui suit celui de Jackson), il constitue un crachat fantastique à la gueule de Miles : un condensé de tout ce à quoi Miles pouvait penser en qualifiant ce gentil géant de non-musicien. Miles 0 – Monk 1. Au babyfoot, on appelle ça faire gamelle…

Mingus en défense…

L’année 55 commence. La décisive. La session cataclysmique du réveillon 54 et la danse de Saint Guy de Monk n’ont visiblement pas suffi à briser une relation artistique non consentie. Le 15 juillet, les 2 hommes partagent la scène dans le cadre du festival de Newport. Gerry Mulligan, Zoot Sims, Percy Heath et Connie Kay complètent un sextet qui offre une performance remarquée. Mais en coulisses, d’autres tractations sont en cours. Miles, alors sous contrat chez Prestige, discute avec la Columbia qui lui propose de construire un quintet sur-mesure. Adieu, associations indésirables ! En septembre, le trompettiste fixe la line-up qui fera l’histoire : Trane au sax, Red Garland au piano, Paul Chambers à la contrebasse et Philly Joe Jones à la batterie. George Avakian, ponte de la Columbia négocie avec Weinstock un des arrangements les plus bizarroïdes de l’Histoire. Et Miles conduit sa première session avec son premier quintet historique le 16 novembre 1955.

Mais on ne fait pas d’omelettes sans casser des oeufs. Et l’année a une chronologie moins fluide qu’on ne le pense. Le 7 juin 55, Miles dirige une session pour Prestige : le disque qui en résulte est sans doute l’un des plus négligeables de la carrière de Miles, en dépit de sa pochette, restée quant à elle célèbre. Son titre : Musings of Miles. Elle a néanmoins sa petite importance en ce sens qu’y figurent Red Garland et Philly Joe Jones. Mais le 9 juillet, étrangement, Miles participe à une session pour un autre label : Debut Records, fondé en 1952 par Mingus, son épouse Celia et Max Roach, dans l’optique de créer le plus librement possible, sans subir les pressions pénibles des producteurs à vue courte des grandes maisons de disques, dans l’optique, également, de porter haut les voix de la révolte afro-américaine ; une tendance qui persistera chez les deux hommes, notamment lorsqu’ils organiseront un festival alternatif s’opposant à la toute-puissante direction du festival de Newport. Mais c’est une autre histoire.

Blue Moods sort donc en 55. Flanqué d’un artwork artisanal vert et jaunasse pour toute couverture. Dans son autobiographie, Miles ne dira pas que du bien de cette session (il n’en dira pas grand chose pour être plus exact) et ne sera pas particulièrement prolixe à propos de sa rencontre avec Mingus ; qui ne lui laisse visiblement pas un souvenir impérissable. Cette session est toutefois plus intéressante qu’on ne le croit pas ; et moins dispensable qu’on ne le dit. Elle ne brille certes pas par la cohésion de l’ensemble qui officie. Miles commence à y travailler dans son coin des intuitions harmoniques qui seront pleinement mûres quelques mois plus tard (et brilleront d’un parfait éclat sur l’album ‘Round about Midnight). Mingus, quant à lui, ressasse ces obsessions Ellingtoniennes et ne manque jamais de ressortir des motifs qui portent sa patte d’ours. Ce manque d’empathie est particulièrement sensible sur le morceau qui ouvre l’album (qui, paradoxalement, est le meilleur titre du disque) : une version bien cafardeuse du Nature Boy d’Eden Ahbez. On ne sait pas qui a écrit cet arrangement mais s’il ne se fait pas remarquer par son évidente joie de vivre, il est néanmoins d’une grande beauté harmonique (tout en restant simple). Miles y déploie sa science de la dissonance ; Mingus y est Mingus jusqu’au bout des ongles (dans un solo ponctué de bizarreries dont il a seul le secret et dans l’exposition finale du thème sur lequel il impose, sans préavis, une de ses figures favorites, rappelant les formes propres au ballet).

L’autre réussite de cet album : une version d’Alone Together dont le titre met en lumière, en fin de compte, ce qui caractérise la session. Ironiquement, cette interprétation est celle où l’on touche du doigt un semblant de jouer-ensemble. C’est encore très ténébreux et cafardeux. Mais tout y est agencé avec soin : des dissonances impeccables apportées par le tromboniste Britt Woodman aux unissons discrets soutenant le très beau solo du vibraphoniste Teddy Charles comme celui de Mingus, pour une fois très alerte et sobre.

Miles vs. Mingus

Session épiphénomène, Blue Moods sera bientôt oublié. Compréhensible dans la mesure où le premier album du premier grand quintet de Miles sortira en avril 56. Le reste appartenant à l’Histoire.

Dans le petit monde du jazz, on sent toutefois que quelque chose d’important est sur le point d’advenir. Miles Davis a ainsi plusieurs fois les honneurs de Downbeat. Le 21 septembre 55, avec le fameux blindfold test du magazine. Le 2 novembre 55 surtout, avec un article extra-large de Nath Hentoff, intitulé « Miles : A Trumpeter In The Midst of a Big Comeback Makes A Very Frank Appraisal Of Today’s Jazz Scene ». L’expression comeback peut faire sourire pour un musicien qui a sorti 4 albums sur l’exercice. Mais Hentoff a ses sources : Miles vient de signer pour une résidence de 20 semaines par an au Birdland. Et, même si la direction du label Prestige reste muette, « Miles serait sur le point de prendre le large pour signer avec un major ».

« En somme, écrit Hentoff, Miles est dans la position la plus avantageuse de sa carrière. Il dispose d’engagements solides, de perspectives discographiques, et d’un groupe qu’il a lui-même assemblé pour plusieurs mois. » Dans ce papier qui va faire du bruit, Miles ne s’autocensure pas. Il déprécie sans scrupules ses enregistrements récents (faisant une exception pour la session qui aboutira à la parution de Walkin’ et à celle qu’il a co-dirigée avec Sonny Rollins en juin 54). Le reste de l’article est une sorte d’interview bâtarde au sein de laquelle Miles éparpille le milieu façon puzzle. Ou, en tout cas, au sein de laquelle il se pose en arbitre du bon goût. Sur Brubeck par exemple : « Est-ce que je pense qu’il swingue ? Je crois qu’il ne sait même pas comment faire… » A ce petit jeu, c’est Mingus qui prend le plus cher : « A propos de ce que Mingus et Teo Macero écrivent pour les petits ensembles, et bien…j’ai l’impression que pas mal de choses ressemblent à des sortes de peintures modernes exténuées. Mingus peut faire beaucoup mieux que ce genre de choses. « The Mingus Fingers » qu’il a écrit pour Lionel Hampton est un des meilleurs enregistrements pour Big Band que j’ai entendus. Mais aujourd’hui, il n’écrit plus de cette façon. Pour commencer, il fait de mauvais choix d’orchestration. S’il avait une section plus solide de cuivres par exemple, il pourrait contrebalancer certaines dissonances. »

Côté Mingus, on prend logiquement toutes ces déclarations de travers. Ce que Miles dit dans cet article a les contours d’une trahison. Le contrebassiste va utiliser Downbeat pour nourrir la polémique, à travers la publication du Lettre Ouverte. Et Ming ne se prive pas pour ressortir les vieux dossiers, notamment l’attitude de Miles avec Monk. Le reste, c’est du Mingus dans le texte : « Quatre éditions de Down Beat me viennent à l’esprit – le « Blindfold Test » de Bird, le mien, celui de Miles et la récente « histoire de retour » de Miles – alors que je m’assois et tente de retranscrire honnêtement mes pensées dans une lettre ouverte à Miles Davis. (J’ai écarté de nombreuses lettres « mentales » avant d’écrire ces lignes, mais une dernière lettre s’est formée hier soir alors que je regardais quelques photos de Bird que Bob Parent avait prises lors d’une séance du village.) Si une photo devait accompagner cette histoire, ce serait cette image de Bird, debout, regardant Monk avec plus d’amour que nous n’en trouverons jamais dans l’industrie du jazz !…« 

Tout ce qui sépare Mingus de Miles est résumé dans ce début de lettre. Miles est un individualiste. Un musicien qui cherche sa voie et qui est prêt à tout piétiner pour se l’aménager. Mingus est le Mr Loyal du jazz ; le plus grand admirateur de Duke que la terre ait sans doute jamais porté (admiration contrariée, mêlée de haine, à la suite de son rocambolesque licenciement de l’orchestre du maestro, due à une altercation avec Juan Tizol (impliquant au moins un cran d’arrêt)), le garant d’une certaine idée de la tradition, le génie reconnaissant ce qu’il doit à tous ceux qui ont permis à cette musique de progresser, d’avancer, de repousser les limites.

Outre une défense – un poil maladroite- de Brubeck, Mingus établit une autre grande différence entre son approche et celle de Miles. Celle qui sépare le jazz de combat d’une conception purement musicale du courant : « Miles, ne te souviens-tu pas que « Mingus Fingers » a été écrit en 1945, alors que j’étais un jeune de 22 ans, qui étudiait et faisait de son mieux pour écrire dans la tradition d’Ellington ? Miles, c’était il y a 10 ans, quand je pesais 85 kg. Ces vêtements sont usés et ne me vont plus. Je suis un homme. Je pèse un quintal, je pense à ma manière. Ma musique n’est pas faite uniquement pour taper des pieds. Quand je me sens joyeux et insouciant, j’écris ou je joue de cette façon – il en va de même quand je me sens déprimé. Ce n’est pas parce que je joue du jazz que je m’oublie. Je joue ou j’écris ce que je ressens. La musique est, ou était, un langage d’émotions. Si quelqu’un fuit la réalité, je ne m’attends pas à ce qu’il apprécie ma musique, et je commencerais à m’inquiéter à propos de mon écriture si une telle personne commençait à vraiment l’aimer. Ma musique est vivante et parle des vivants et des morts, du bien et du mal. Elle est en colère et elle est réelle parce qu’elle reconnait cette colère ».

Miles ne répondra pas. Mais puisque Mingus évoque le blindfold test du trompettiste, tout en lui glissant malicieusement le conseil de prêter d’avantage d’attention au jugement qu’il porte sur les autres musiciens, eu égard à sa position, « la plus avantageuse de sa carrière » selon Hentoff (ce qui s’avèrera juste), il n’est peut-être pas inutile de nous y replonger. Que peut-on lire de si terrible dans celui-ci ? De fait, on ne dénote rien de particulièrement cruel ou scandaleux dans le test à l’aveugle de 55 (ni dans celui que Miles effectue en 58). Il ne fait que donner au magazine sa conception de la musique. Elle peut être contestable mais elle est éclairante, en particulier sur la communication que Miles cherche à établir à l’époque entre la section rythmique et les solistes ; ces tests contiennent le germe des idées qui agitent Miles et qui aboutiront à l’enregistrement de ‘Round About Midnight ou de Milestones. En 64, Miles donne en revanche son 3e blindfold test pour Downbeat. Et là, en l’espèce, l’aigreur semble le dominer. La session Money Jungle associant Duke, Roach et Mingus, se fait vomir dessus (« tu vois comment ils peuvent bousiller la musique… »), Les McCann et les Jazz Crusaders reçoivent un mollard pleine figure (« Qu’est-ce que ce truc est censé être ? Il n’y a absolument rien là-dedans…), Eric Dolphy est roué de coups (« Ce doit être Eric Dolphy – personne d’autre ne peut sonner aussi mal ! La prochaine fois que je le vois, je lui marcherai sur le pied. Vous pouvez imprimer ça. Je pense qu’il est ridicule. C’est un triste enfoiré.« ). Même Sonny Rollins ne soulève pas l’enthousiasme du Miles de 64. A croire que Mingus avait intuitivement compris dès 55 qu’il finirait par devenir ce mégalo pénible cassant du sucre sur le dos de tous, sans avoir quoi que ce soit à y gagner.

Il est tout aussi amusant de nous replonger dans l’autobiographie de Miles pour savoir ce qu’il prend le temps de dire à propos de Mingus (avec le recul) : « Ce fut un contrebassiste génial. Mais ce n’était pas évident de s’entendre avec lui, en particulier à propos de musique, parce qu’il avait des idées très arrêtées sur ce qu’il considérait comme bon ou mauvais, et cela ne lui posait aucun problème de le dire ». Cette autobiographie est sortie 10 ans après la mort de Mingus. Je ne sais si l’on peut encore lire là où la mort nous emmène. Si tel est le cas, il y a fort à parier qu’après avoir lu ces lignes, le rire de Mingus a certainement dû déranger pendant un long moment la quiétude des lieux.

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