Paul Gonsalves : Tristesse des souvenirs deshydratés

Né à Brockton dans le Massachusetts en 1920, Paul Gonsalves nous quittait il y a 50 ans : le 15 mai 1974. Il était un musicien d’exception dont la stature déborde de la rachitique biographie que lui accordent les assécheurs de mémoire.

Les grands musiciens sont parfois réduits à peu de choses. A une ou deux anecdotes drolatiques, un moment de grâce, une poignée de compositions. Paul Gonsalves subit comme d’autres cette avanie. On dit de lui qu’il a été un indéfectible pilier des ensembles Ellingtoniens ; c’est vrai, de 1950 jusqu’à sa mort en 1974. Mais c’est oublier un peu vite qu’il fut aussi un éminent membre des orchestres de Dizzy et de Count Basie. Oublier également qu’il justifie d’une discographie solide en tant que leader (nous pensons au plus que parfait Cookin paru en 57 chez Argo, à Gettin’ together, sorti 4 ans plus tard sous estampille Jazzland ou à sa collaboration remarquable avec Sonny Stitt, sucrerie Impulse! de l’année 64).

On ne manque jamais de rappeler les 27 chorus de son homérique solo, offerts en 56 au public ébahi du festival de Newport (sur lequel on peut d’ailleurs entendre très distinctement une manifestation de joie d’un Duke transporté). Ou de rappeler que par une étrange coïncidence, il disparut 9 jours avant son illustre patron : on raconte du reste que Mercer, le fils d’Ellington, n’osa pas annoncer la nouvelle de la mort de Gonsalves à son père, de peur de le précipiter dans la tombe alors que sa santé déclinait sérieusement… Peine perdue. Les amateurs de jazz sont friands de ce genre de petites anecdotes. Il nous plait, quoiqu’il en soit, d’imaginer entre les deux hommes, à travers cette coïncidence, la réalité d’un lien plus ténu (et plus spirituel) que celui que les terre-à-terre (biographes pointilleux et autres pilleurs de sessions obscures) peuvent imaginer.

On s’est encore longtemps souvenu de Gonsalves parce que plusieurs universités américaines de médecine projetèrent durant des décennies des radios de son foie à leurs étudiants, dans l’optique de leur montrer les effets visibles des ravages de l’alcool sur l’organisme. Pour qui a déjà feuilleté quelques manuels de médecine, on peut aisément deviner que lesdits ravages ne devaient pas être des plus subtils : dans ce genre de manuels, les illustrations choisissent toujours les cas les plus graves (la photo d’illustration d’un simple furoncle vous offrira la vue, en plan serré, d’un Everest de pus, palpitant sous un épiderme aussi rouge que visiblement martyrisé). Les manuels en font des caisses, on suppose donc que le foie de Paul Gonsalves ne faisait pas non plus dans la dentelle.

Il y a beaucoup de pathos dans cette mémoire là ; et sans doute pas mal de fascination morbide à l’égard de ces générations de jazzmen qui s’appliquèrent à se bousiller la santé, à se livrer pieds et poings liés à la came ou à l’ivresse permanente. Et qui périrent en avance sur calendrier. Paul Gonsalves était hélas de ceux-là : si tel n’avait pas été le cas, il aurait peut-être vieilli un peu plus que les 53 années que sa triste hygiène de vie consentit à lui offrir.

Oui, oui, Paul Gonsalves était un soliste hors pair. Les 27 chorus de Dimunuendo and Crescendo in blues en disent quelque chose. Sans doute pour la postérité d’ailleurs. Mais ils ne disent pas tout. Il m’a toujours semblé que Gonsalves était un grand précurseur. Un de ces musiciens passerelles qui permirent d’établir le lien entre les vieux patrons du ténor et la nouvelle vague de saxophonistes émergents du début des sixties. La chronologie rend certes cette intuition pertinente (Gonsalves est né presque deux décennies après Coleman Hawkins, un peu de plus de 15 ans avant Joe Henderson par exemple) mais c’est évidemment dans son jeu que l’on perçoit le mieux ce point d’équilibre entre deux générations qui ont fait l’histoire du sax ténor. Et ce n’est même pas à travers les soupçons d’atonalité qu’il diffusa dans son style à la fin de sa carrière que cette intuition me semble la plus vérifiable. La marque est plus diffuse, plus indistincte. Ce sont ses solos sur les ballades qui me le font penser. Son placement très particulier, la visible volonté d’être un flux continu (la parole est riche mais néanmoins précise), sa manière de mettre sciemment en lumière la beauté des thèmes, de ne jamais les oublier à l’heure d’entamer son propos de soliste. Ne l’entend-on pas dans cette version de Chelsea Bridge remontant à l’année 65 ? Ou, bien plus tôt, en 1950, dans cette version de Solitude qui constitue l’un des premiers grands soli de sa carrière (sur disque, bien entendu). Ou sur cette session splendide de mai 62, essentiellement conçue par Ellington pour mettre en lumière le savoir-faire de son poulain ? Ou sur Jumpin’ at the woodside, sommet enregistré en 61 dans le cadre d’un autre sommet, réunissant les deux patrons de Gonsalves, l’actuel et l’ancien, Duke et Count Basie ?

Pour ma part, je crois en tout cas l’entendre. Et, très honnêtement, tant pis si je m’égare ou fais erreur. D’autant plus, hélas, qu’il m’est bien difficile de mettre tout à fait le doigt dessus afin de définir cette intuition plus exactement. Peut-être nous trouvons-nous ici en face de l’une des caractéristiques les plus remarquables de Paul Gonsalves : une nature insaisissable qui faisait son charme et qui, à l’évidence, charmait également Duke. Ce Duke inflexible qui se disait peut-être, à chaque fois qu’il lâchait la bride de ce musicien d’exception : « Voyons où Paul va nous emmener cette fois-ci… »


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Comments (

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  1. Sonny Stitt, soli solitude… – THE BACKSTABBER

    […] creux font place à la sincérité désarmante d’un musicien étranglé par la solitude. Paul Gonsalves est mort quelques mois plus tôt, le 15 mai. C’est sans doute le sens de ce choix. Mais ce choix en cache un autre, dont les sens sont […]

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