Hildegard Project : Lumières médiévales…

Il en va de l’Histoire comme des modes. Elle va et vient, se modèle et se remodèle, s’enfonce dans la moiteur des paresses amnésiques ou se rappelle à nous pour de bonnes ou de mauvaises raisons. S’équilibre en fonction des oublis sélectifs, volontaires ou non, des réécritures malveillantes ou des réhabilitations opportunes. L’étonnante exhumation de la mémoire de la sainte Hildegarde von Bingen (NdA : bienheureuse jusqu’à sa canonisation en 2012 par Benoit XVI) est de cet ordre. Mystique, artiste multidisciplinaire, botaniste intuitive, Docteure de l’Eglise, abbesse anticonformiste, astrologue barrée, il n’est pas aisé de la résumer en quelques phrases ; et ce n’est certainement pas un risque que nous prendrons. Encore plus à l’heure où on utilise son étrange destin à des fins idéologiques (que des dernières soient justes ou non ne rend pas l’appropriation pertinente).

Il est vrai que cette figure du monde médiéval étonne. Née à la toute fin du XIe siècle, Hildegarde von Bingen, a notamment brisé (hélas, pas durablement) un des tabous les plus persistants au sein de l’Eglise catholique : celui qui entoure les « mystères » du corps féminin. Il n’en fallait pas plus au mouvement féministe pour s’emparer de cette mémoire ; en l’opposant par exemple aux mouvements réactionnaires visant à limiter aux Etats-unis le droit à l’avortement, en affirmant en outre que la sainte pratiquait volontiers des avortements pour les soeurs dans le besoin qui l’entouraient. La réalité historique est plus complexe et tortueuse. L’Histoire devrait être maniée avec précaution. Mais ce n’est hélas pas la qualité première de l’époque que nous vivons.

Les mystiques ont souvent la particularité d’être prodigue : d’art et de paroles. Hildegarde von Bingen n’échappe pas à cette tendance. Les communications divines délient les langues, les mains et la créativité. La musique fut un de ces grands terrains d’expression. On lui doit plus de 70 oeuvres. Des chants liturgiques qui, dans la foulée de l’exhumation de sa mémoire, ont eux aussi été « remis au goût du jour » par des ensembles spécialistes de la période médiévale. C’est la supériorité de la musique sur l’Histoire ; nul besoin de prendre la moindre précaution avec elle, encore plus quand on sait que la notation musicale du XIIe siècle ne comportait aucune indication de temps ou de dynamique. Ce qui laisse en conséquence une liberté absolue à ceux qui voudraient s’emparer des partitions de Sainte Hildegarde. De ce point de vue, l’ensemble Sequentia (autrefois installé à Cologne, grâce au soutien de la radio allemande WDR, mais ayant aujourd’hui pris ses quartiers à Paris) est précurseur. Dès le début des années 80, il est le premier à remettre le nez dans ces vieilles partitions que tout le monde semble avoir oublié. Avec raffinement et un enthousiasme évident.

Dans ce revival-foutoir, c’est cette fois le jazz qui dépoussière les partitions d’Hildegarde von Bingen. Dans le cadre d’un collectif, malicieusement baptisé Dead Composers Club, qui ambitionne de revisiter des oeuvres plus ou moins tombées dans l’oubli. Jusqu’ici, c’était d’ailleurs plutôt moins que plus, dans la mesure où cette bande turbulente – menée par le saxophoniste ténor Noah Preminger et le batteur Rob Garcia – n’avait mis sous ses molaires que la musique de Chopin (avec un goût certain toutefois). On a vu plus obscur. (Mais c’est peut-être l’humble auteur de ces lignes qui associe le projet aux compositeurs oubliés, rien ne dit que c’était là l’ambition de l’entreprise. Méfions-nous des dangereuses projections).

Quoiqu’il en soit, la musique sacrée composée par Hildegarde von Bingen offrait à l’évidence davantage de liberté que celle de Chopin. A la grâce de la notation rudimentaire mais pas seulement. Quel terrain de jeu, à vrai dire, pour de si talentueux musiciens de jazz ? Et quel ravissement pour l’auditeur que de vaquer entre les réécritures savantes de ce collectif et le travail bluffant de l’ensemble Sequentia ! Ne serait-ce que pour resituer les thèmes de notre anticonformiste mystique avant de les voir s’étaler dans un contexte radicalement différent. Exemple avec Quia Ergo Femina Mortem Instruxit qui bazarde la tonalité initiale, se permet d’exploiter un phrasé presque Bachien (sas de décompression installé par le pianiste Gary Versace) avant d’entamer un galop Coltranien, dont Preminger maîtrise chaque foulée. Ouf ! Qui pourrait dire que le matériau servant à ce travail d’orfèvre a 8 à 9 siècles d’existence ?

Travail tout aussi remarquable sur la pièce qui ouvre l’album : la 3e partie du prologue de l’oeuvre majeure de Hildegarde von Bingen, Ordo Virtutum. Equilibre étonnant entre le thème, objectivement chanté par Preminger au ténor, et la modernité rythmique apportée par Rob Garcia et le contrebassiste Kim Cass ; socle de courts soli pourris d’idées (par ordre d’apparition : Kim Cass, Preminger, Versace/Preminger sur le mode connu de l’alternance). Contrairement à ce que j’ai pu lire sous la plume d’un critique qui semble ne pas apprécier la musique de Hildegarde von Bingen, l’entreprise respecte les compositions choisies. Et il nous est clairement donné de les entendre. Dans l’esprit des libertés qu’offre toujours la notation musicale imparfaite de l’époque. Que l’on casse les rythmes, qu’on les confectionne en interminables boucles bien rondes, les voix ne se cachent jamais vraiment, les thèmes ont toujours l’espace nécessaire pour exprimer leur beauté mystérieuse, simple et pourtant étonnamment tortueuse (comme sur le très beau Ole Dulcis).

Et si nous avions raison ? Si… ce club de doux-dingues n’était pas de fait destiné à privilégier les matières oubliées ? S’il n’avait pas vocation à les aider à continuer de briser les codes ? S’il trouvait là, enfin, la plus puissante de ses raisons d’être ? C’est en tout cas, très clairement, un segment qui s’ouvre pour ce quartet soudé, irrigué par l’empathie de chacun de ses membres.


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